La Part De L'Autre
sont de vous — elles
m'ont fait réfléchir, en particulier Le
Dictateur vierge .
— Ah
oui ?
Il
ne se souvenait pas que cette toile avait été achetée
par Beaumont. Bêtement, cela le rassura. Il savait que cette
œuvre-là reposait dans une bonne maison.
— Monsieur
H., je crois que vous vous mentez à vous-même lorsque
vous dites avoir quitté la peinture parce que vous vous jugiez
médiocre.
Non,
je ne me mens pas et je ne me trompe pas. Je ne suis même pas
un petit maître du surréalisme.
Ce
n'est pas à vous de le décider ! cria Heinrich.
Le
jeune homme s'empourprait de colère. Adolf s'attendrit. Moi
aussi, j'étais comme ça à son âge,
intransigeant.
Une
vie, ça ne se fait pas tout seul, continua Heinrich. Ce n'est
pas vous qui vous la donnez. Ce n'est pas vous qui choisissez vos
dons. Vous pouvez croire que vous êtes bon pour la musique mais
la peinture vous préfère et ce sont les autres qui vous
apprennent votre vérité. « Non, tu ne composes
pas bien. Oui, tu dessines très bien. » Le monde vous
reconnaît, vous diagnostique, vous oriente.
Peut-être,
fit Adolf en réfléchissant.
Sûrement
! Et vous, ce que vous n'acceptez plus dans votre vie depuis l'âge
de quarante ans, c'est la part de l'autre.
Ne
soyez pas si cassant, Heinrich. Au contraire, depuis l'âge de
quarante ans, je donne plus de place aux autres. J'ai fait des
enfants, je les aime. J’occupe de mes élèves.
Et
alors ? C'est « ou bien... ou bien » ? Ou bien je peins.
Ou bien je vis. L'un exclut-il l'autre ?
Non,
hésita Adolf, je ne dis pas cela...
Si.
A quarante ans, vous décidez de faire des enfants et vous
décidez de ne plus peindre. En fait, ce que vous désirez,
c'est décider. Maîtriser
votre vie. La dominer. Fût-ce en étouffant ce qui
s'agite en vous et qui vous échappe. Peut-être ce qu'il
y a de plus précieux. Voilà, vous avez supprimé
la part de l'autre en vous comme à l'extérieur de vous.
Et tout ça pour contrôler. Mais contrôler quoi ?
Heinrich,
de quel droit me parlez-vous comme cela ?
Adolf
avait crié, preuve que le coup l'avait atteint.
Le
droit de quelqu'un qui vous admire. Ou plutôt non. Quelqu'un
qui admire son professeur mais qui admire encore plus un peintre de
trente ans qui signait Adolf H.
Adolf
se sentit bizarrement ému. Il avait l'impression que
Onze-heures-trente allait revenir en courant et lui sauter au cou.
Heinrich
tourna les talons en concluant :
J'en
veux à mon professeur d'avoir tué le peintre.
«Un
seul peuple, un seul Reich, un seul chef ! »
Hitler
passait le petit pont de sa ville natale, celui qui, jusqu'à
ce jour, avait marqué la frontière entre l’Allemagne
et l'Autriche et qui ne serait plus qu’un chemin vicinal à
l'intérieur d'un même pays désormais. Les cloches
des églises sonnaient avec allégresse, des milliers de
gens en liesse et en délire bordaient la rue. On lui lançait
des fleurs, des bonbons, des serpentins, la fanfare improvisait un
hymne, on offrait à bout de bras les plus beaux enfants.
Hitler
venait de conquérir l'Autriche et il était accueilli
comme un sauveur. Braunau am Inn, cette bourgade coquette et
limitrophe de l'Allemagne et de l'Autriche où il avait vu le
jour et conçu très vite l'idée qu'il ne fallait
pas séparer les deux pays, le fêtait avec fierté
comme son grand homme.
Voulez-vous
que nous nous arrêtions, mon Führer ? demanda le général
von Bock qui, placé auprès du dictateur dans la
Mercedes, était ému aux larmes par la ferveur
populaire.
Non,
répondit sèchement Hitler, notre passage ici est
essentiellement symbolique.
En
vérité, Hitler ne se rappelait plus rien de Braunau am
Inn. Il craignait par-dessus tout qu'on le mêlât à
des gens qui auraient sur lui la supériorité de se
souvenir. Et puis ne confondons pas, il n'était pas une
célébrité locale mais une gloire mondiale : il
ne conquérait pas Braunau am Inn, il envahissait l'Autriche.
Le
convoi continua son avancée triomphale jusqu'à Linz.
Là,
Hitler fut réellement ému. Il avait toujours préféré
Linz à Vienne car il y avait été heureux avec sa
mère. Lorsque, à la nuit tombée, il fut acclamé
sur la place du marché par une foule dense et amoureuse qui
hurlait « Heil » ou
« Un seul peuple, un seul Reich, un seul chef », il
sentit les larmes couvrir ses joues et détremper son col
raide.
Du
balcon de l'hôtel de ville, il se
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