La Part De L'Autre
affection avait grandi le temps que le combat les
avait séparés. Ils avaient tant de choses à se
raconter, l’un l’expérience du front, l’autre
la reprise de son art. Après ce danger traversé –
la possibilité de ne plus se revoir –, il leur sembla
naturel d’exprimer leur émotion, de manifester leurs
sentiments et les deux hommes, pourtant pudiques, en prirent
désormais l’habitude.
La
Pologne avait rendu les territoires. L'Allemagne avait retrouvé
ses frontières de
Bismarck, son tracé d'avant l’ humiliation.
Cela lui avait coûté trois mois de feu, à peu
près dix mille hommes, mais cela lui avait apporté une
fierté nouvelle, une fierté pleine, qui n'avait plus
rien à voir avec l'agressivité antérieure.
Vous
allez voir, disait Heinrich à Adolf H., le gouvernement va
d'abord profiter de son succès mais bientôt il va être
obligé de lâcher du lest, de s'assouplir. Cette victoire
est la justification de ce régime autoritaire, son apogée,
c'est-à-dire qu'elle sonne aussi sa fin.
Sarah
avait offert à Adolf l'annexe vitrée de son
arrière-boutique pour qu'il l'aménage en atelier. En
dehors de ses cours à l'Académie indépendante,
il pas sait
donc ses journées au Jardin des Délices à
renouer avec la peinture tandis que, une cloison de briques derrière,
Sarah tentait d'inventer de nouveaux parfums en mélangeant les
essences.
Heinrich
rejoignait souvent son professeur. Il sui vait
avec attention sa nouvelle série, des compositions
capricieuses et torturées qui portaient les noms des
fragrances que l'atelier de Sarah laissait échapper, Mousses,
Opopanax, Réséda, Coing, Menthe verte, Foin d'automne. Il
admirait l'invention d'Adolf, sa capacité d'associer une
girafe avec un chandelier, de mettre le feu à l'océan
ou bien de reconstituer l' ana tomie
humaine avec des feuilles et des fleurs de teintes improbables.
Comment
faites-vous ?
Je
rêve. Je ne pense plus logiquement. Je me laisse aller. Les
parfums sont d'ailleurs un excellent navire pour le voyage
surréaliste. En revanche, une fois que j'ai bien déliré
pour laisser s'édifier mon sujet, je prends le travail en
charge et je peins aussi soigneusement qu'Ingres.
Pourtant,
si Adolf laissait venir Heinrich dans son atelier et acceptait de lui
parler de ses œuvres en chantier, c'était surtout pour
faire travailler l'étudiant car, s’il s'estimait
toujours un artiste médiocre, il avait détecté
en Heinrich un peintre hors du commun.
Heinrich
assimilait tout. Il en faisait son miel. Il appelait à Adolf
l’horrible Picasso, le peintre le plus doué qu'il avait
connu à Paris, donc le plus exaspérant. Dans les années
vingt, aucun artiste n'acceptait plus que Picasso visitât son
atelier car il savait que Picasso allait réussir du premier
coup la semaine suivante le tableau après lequel l'artiste
courait depuis des mois.
Rien
n'est plus émouvant que de voir naître un génie,
disait-il à Sarah le soir. Si je ne l'aimais pas, je le
haïrais. Il éventre les secrets des maîtres comme
on ouvre un paquet de bonbons. Après trois jours, il s'ennuie
d'avoir acquis une technique qui nous demande, à nous, pauvres
mortels, des années. Il conquiert tout avec insolence et
cependant ça ne m'ôte pas ma joie de peindre. Au
contraire.
Il
t'idolâtre, sais-tu ?
C'est
son droit à l'erreur.
Il
affirme qu'aucun peintre ne compte autant à ses yeux.
Il
dit cela parce qu'il pressent déjà comment il va me
dépasser, comment il va réussir ce que moi j'ai raté.
Il croit m'admir er
alors qu'avec moi, tout simp lement,
il prend son élan.
Adolf
caressa les cheveux tricolores de Sarah. Il ajouta en enfouissant son
nez dans le cou de sa femme.
Et
ça me va très bien. Ma plus grande fierté de
peintre est déjà d'avoir été sur son
chemin. Il sera mon passeport pour la postérité.
Tu
exagères.
Il
sera un géant, tu sais !
Non,
tu exagères lorsque tu te donnes si peu d'importance.
Il
roula sur elle et commença à presser ses beaux seins
souples et lourds.
Oh,
moi, je suis parvenu à me résoudre à vivre et à
être heureux. C'est bien assez. Je ne veux pas d'un destin.
Un
petit avion se posait à l'aéroport du Bourget, Il était
cinq heures trente du matin. Le paysage pâle, silencieux,
endormi, se défripait à peine. La rosée avait
encore des allures de givre.
C'était
l'été.
La
France s'était laissé cueillir comme un
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