La Part De L'Autre
bains.
Adolf H. entendait l'eau couler à gros bouillons dans la
baignoire environnée d'un grondement de tuyaux. Les
canalisations se mettaient-elles en colère lorsqu'on leur
demandait un peu plus qu'à ordinaire ?
Déjà,
les senteurs de figuier et de cèdre blanc s'échappaient
de la pièce et rampaient jusqu'au lit.
Puis-je
partager le bain avec toi ? demanda Adolf.
Je
t'attends.
«
Nous fallait-il une guerre pour nous retrouver ? » Que savait-elle
? A quoi venait-elle de faire allusion ? Simplement au fait qu' Adolf
éprouvait de plus en plus le besoin d'arracher sa femme à
son travail pour l'emmener au café, au restaurant, au théâtre
et sur tout pour
passer des heures, nus sur les draps, à dis cuter en
ne s'interrompant que pour faire l'amour? Ou bien
avait-elle aussi découvert que...
Il
entra dans la pièce tapissée de faïence marocaine,
il se planta devant la glace et s'observa de bas en haut.
Tu
t'aimes ? demanda Sarah en riant.
Oui.
Ça va. Mon corps me sert toujours à quelque chose.
Surtout à jouir. C'est peut-être pour cela que je suis
moins amoché que beaucoup d'hommes de cinquante ans.
Peut-être.
En tout cas, moi je t'aime.
Ce
doit être ça. Je vieillis bien parce que je vieillis
dans tes yeux.
Il
entra dans le bain moussant et poussa un cri de douleur ; Sarah
adorait des chaleurs que lui ne supportait pas. Il resta debout,
impudique, offert, et la regarda en souriant.
Elle
avait raison. Depuis que des jeunes gens mouraient sur le front
polonais, il avait changé. Il éprouvait de la tristesse
et de l'appétit. Tristesse en songeant à ces vies
fauchées pour la nation, cette valeur sans valeur qui organise
toutes les boucheries. Mais appétit aussi, car il lui était
apparu sur le quai où il avait vu s'éloigner ses
étudiants qu'il fallait vivre, vivre vite, férocement,
pour ne rien perdre. Il était devenu égoïste et
délicieux. Son bonheur avait besoin de celui des autres.
Quelque chose de son altruisme précédent avait fondu,
la part blasée, la part dépressive, celle qui le
faisait s'intéresser au monde en général et non
à ses intérêts à lui en particulier.
Que
voulais-tu dire, Sarah, tout à l'heure ?
Il a fallu une guerre pour nous retrouver. J'ai l'impression que tu
es plus vivant qu'avant.
C'est
vrai. Je devrais avoir honte, peut-être ?
Peut-être.
Peu importe. J'en suis heureuse. Je savais qu'un jour tu échapperais
à ton fantôme mais je ne savais pas quand.
Mon
fantôme ?
Onze-heures-trente.
Tu lui avais donné encore plus de place morte que vivante.
Elle
souriait en disant cela, elle jouait avec la mousse entre ses doigts,
elle ne lui reprochait rien.
Une
onde de bonheur le traversa. Négligeant maintenant la chaleur,
il entra dans l'eau et pressa le corps humide et doux de Sarah contre
lui.
J'ai
beaucoup de chance avec les femmes de ma vie.
Merci
pour le pluriel, murmura-t-elle, la voix coupée par l'émotion.
Elle
s'appuyait sur lui, abandonnée, confiante.
Quand
me montreras-tu tes tableaux ?
Quoi
? Tu sais ?
Ainsi,
elle savait ! Comment avait-elle pu apprendre qu'il peignait de
nouveau, tous les après-midi, dans la salle de classe de
l'Académie déserte ?
Une
sirène retentit, déchirant l'air de son grincement
sinistre.
Adolf
et Sarah se raidirent, le corps aux aguets. Toutes les alarmes de
Berlin bourdonnaient sur les toits.
Qu'est-ce
que cela voulait dire ?
Hitler
venait d'être assassiné par son double.
Plus
que de la peur, c'était de la stupéfaction qu'il
prouvait. Un long étonnement muet et douloureux. Car l'homme
qui avait voulu le tuer à Munich ne ressemblait pas à
l'idée qu'Hitler se faisait de son ennemi ; il y voyait plutôt
son reflet dans le miroir.
Un
Allemand, un véritable Allemand, ni juif, ni tchèque,
ni tzigane, ni polonais, un brave travailleur allemand de trente-cinq
ans, Georg Elser, avait, tout seul, sans l'appui d'un parti ou d'un
groupe, décidé de supprimer Hitler, Göring et
Goebbels, les trois monstres qui, selon lui, menaient l'Allemagne à
sa perte. Il avait estimé que, depuis 1933, le niveau de vie
de la classe ouvrière s'était dégradé,
que les nazis portaient atteinte aux libertés syndicales,
familiales, individuelles et religieuses. Depuis le décret du
4 septembre sur l'économie de guerre, les impôts avaient
été alourdis, les tarifs des heures supplémentaires
abaissés, le travail étendu au week-end, les
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