La pierre et le sabre
années
maintenant.
— Vous connaissez mon maître
depuis tout ce temps ?
Akemi ne répondit pas. Le souvenir
de ce temps-là faisait naître dans son cœur des émotions qui lui coupaient la
parole. Convaincue par le peu qu’avait dit l’enfant que Musashi était bien Takezō,
elle brûlait de le revoir. Elle connaissait les mœurs de sa mère ; elle
avait assisté au naufrage de Matahachi. Dès le départ, elle avait préféré Takezō ;
depuis lors, elle avait de plus en plus confiance en la justesse de son choix.
Elle se réjouissait de n’être pas mariée encore. Takezō... il était si
différent de Matahachi !
Elle avait souvent pris la
résolution de ne jamais finir avec des hommes tels que ceux qui buvaient
toujours à la maison de thé. Elle les méprisait, s’accrochait solidement à l’image
de Takezō. Au fond de son cœur, elle caressait le rêve de le retrouver ;
lui, et lui seul, était l’amant auquel elle songeait lorsqu’elle se chantait à
elle-même des chansons d’amour.
Sa mission remplie, Jōtarō
déclara :
— ... Eh bien, maintenant, je
dois me sauver. Si vous remettez la main sur Matahachi, répétez-lui bien ce que
je vous ai dit.
Il s’éloigna en trottinant le long
de l’étroit sommet de la berge.
Le char à bœufs était chargé d’une
montagne de sacs contenant du riz peut-être, ou des lentilles, ou quelque autre
produit local. Au sommet de la pile, un écriteau annonçait qu’il s’agissait d’une
contribution envoyée par de fidèles bouddhistes au grand Kōfukuji de Nara.
Même Jōtarō avait entendu parler de ce temple, car son nom était
pratiquement synonyme de Nara.
Une joie enfantine éclaira le
visage de Jōtarō. Il courut après le véhicule, et grimpa à l’arrière.
Assis contre le sens de la marche, il y avait juste assez de place. Surcroît de
luxe : il pouvait s’adosser aux sacs.
Des deux côtés de la route, les
collines vallonnées étaient couvertes de rangées régulières de théiers. Les
cerisiers avaient commencé de fleurir. Les fermiers cultivaient leur orge... en
priant, pour que cette année encore leur fût épargné le piétinement des soldats
et des chevaux. Des femmes, agenouillées au bord des ruisseaux, lavaient leurs
légumes. La grand-route de Yamato était en paix.
« Quelle chance ! »
se dit Jōtarō en s’adossant et en se détendant. Confortablement
installé sur son perchoir, il eut la tentation de s’endormir, mais se ravisa.
Dans la crainte que l’on n’arrivât à Nara avant son réveil, il était
reconnaissant chaque fois que les roues heurtaient une pierre en ébranlant la
voiture : cela l’aidait à garder les yeux ouverts. Rien n’aurait pu lui
être plus agréable que de voyager de la sorte.
Aux abords d’un village, Jōtarō
tendit paresseusement la main pour cueillir une feuille de camélia. Il se la
mit sur la langue, et commença de siffler un petit air.
Le charretier se retourna mais ne
vit rien. Le sifflement ne cessant pas, il regarda par-dessus son épaule
gauche, puis par-dessus son épaule droite, à plusieurs reprises. Enfin, il arrêta
le char et se rendit à l’arrière. La vue de Jōtarō le mit en fureur,
et son coup de poing fut si violent que l’enfant cria de douleur.
— Qu’est-ce que tu fabriques
là-haut ? gronda-t-il.
— Je ne fais rien de mal !
— Si, tu fais mal !
— Comment ça ? Ça n’est
pas vous qui tirez le char !
— Espèce de sale petit
effronté ! vociféra le charretier en jetant Jōtarō par terre
comme un ballon.
Il rebondit et roula contre le
pied d’un arbre. En repartant avec bruit, les roues du char semblaient se
moquer de lui.
Jōtarō se releva et se
mit à chercher avec attention autour de lui, par terre. Il venait de s’apercevoir
qu’il n’avait plus le tube de bambou contenant la réponse à Musashi de l’Ecole
Yoshioka. Il l’avait suspendu à son cou au bout d’une ficelle, mais il avait
disparu.
Comme l’enfant tout à fait affolé élargissait
peu à peu sa zone de recherches, une jeune femme en vêtements de voyage, qui s’était
arrêtée pour le regarder, lui demanda :
— Tu as perdu quelque chose ?
Il jeta un coup d’œil à son visage
en partie caché par un chapeau à larges bords, fit un signe de tête affirmatif
et reprit ses recherches.
— ... C’était de l’argent ?
Jōtarō, profondément
absorbé, ne prêta guère attention à la question mais émit un
Weitere Kostenlose Bücher