La pierre et le sabre
agréablement avec la fille de Munisai.
Quand Ogin, qui cousait dans une
chambre intérieure, entendit s’ouvrir la porte de derrière, elle crut tout
naturellement que c’était l’un de ces anciens domestiques. Absorbée dans son
ouvrage, elle sursauta lorsqu’Otsū la salua.
— Oh ! dit-elle, c’est
vous. Vous m’avez fait peur. Je suis justement en train de finir votre obi.
Vous en avez besoin pour la cérémonie de demain, n’est-ce pas ?
— Oui. Ogin, je tiens à vous
remercier de vous donner tant de peine. J’aurais dû coudre cela moi-même, mais
il y avait tant à faire au temple que je n’en aurais jamais eu le temps.
— Je suis heureuse de vous
être utile. Les journées sont longues. Si je ne suis pas occupée, je commence à
broyer du noir.
Otsū, levant la tête, aperçut
l’autel domestique. Dessus, dans un petit plat, vacillait une bougie. A sa
faible clarté, elle vit deux inscriptions obscures, soigneusement tracées au
pinceau. Elles étaient collées sur des planches, avec devant elles une offrande
d’eau et de fleurs :
L’âme
défunte de Shimmen Takezō, âgé de dix-sept ans.
L’âme
défunte de Hon’iden Matahachi, même âge.
— Ogin ! s’écria Otsū,
alarmée. Avez-vous appris qu’ils ont été tués ?
— Mon Dieu, non... Mais que
croire d’autre ? Je l’ai accepté. Je suis sûre qu’ils ont trouvé la mort à
Sekigahara.
Otsū secoua la tête avec
violence.
— Ne dites pas cela !
Cela nous portera malheur ! Ils ne sont pas morts, ils ne le sont pas !
Je sais qu’ils vont revenir un de ces jours.
Ogin baissa les yeux sur son
ouvrage.
— Rêvez-vous de Matahachi ?
demanda-t-elle avec douceur.
— Oui, tout le temps.
Pourquoi ?
— Cela prouve qu’il est mort.
Je ne rêve que de mon frère.
— Ogin, ne dites pas ça !
Otsū s’élança vers l’autel,
et arracha les inscriptions de leurs planches.
— ... Enlevons-les. Elles ne
servent qu’à attirer le malheur.
Des larmes ruisselaient sur ses
joues tandis qu’elle éteignait la chandelle. Cela ne lui suffit pas : elle
saisit les fleurs, le bol d’eau, et s’élança à travers la pièce voisine vers la
véranda, où elle jeta les fleurs aussi loin qu’elle put, et versa l’eau
par-dessus le rebord. L’eau tomba en plein sur la tête de Takuan, accroupi par
terre en dessous.
— Aïe ! Que c’est froid !
cria-t-il en se relevant d’un bond, et en tâchant frénétiquement de se sécher
la tête avec un pan de la toile d’emballage. Qu’est-ce que tu fais ? Je
suis venu ici prendre une tasse de thé, pas un bain !
Otsū éclata de rire. Elle en
pleurait des larmes de joie.
— Je suis désolée, Takuan.
Vraiment. Je ne t’avais pas vu.
En manière d’excuse, elle lui
apporta le thé qu’il attendait. A son retour, Ogin, les yeux tournés vers la
véranda, lui demanda :
— Qui est-ce ?
— Le moine itinérant qui
séjourne au temple. Vous savez bien, celui qui est sale. Vous l’avez rencontré
un jour avec moi, vous vous rappelez ? Il était couché au soleil à plat
ventre, la tête entre les mains, en train de regarder par terre. Quand nous lui
avons demandé ce qu’il faisait, il a répondu que ses poux se livraient à un
assaut de lutte. Il assurait qu’il les dressait à l’amuser.
— Oh ! ce bonhomme-là ?
— Oui, celui-là. Il s’appelle
Takuan Sōhō.
— Un peu bizarre.
— C’est le moins que l’on
puisse dire.
— Qu’est-ce qu’il porte sur
le dos ? Ça n’a pas l’air d’une robe de prêtre.
— Ça n’en est pas une. C’est
une toile d’emballage.
— Une toile d’emballage ?
Quel original ! Quel âge a-t-il ?
— Il dit avoir trente et un
ans mais j’ai parfois l’impression d’être sa sœur aînée, tant il est stupide. L’un
des prêtres m’a dit qu’en dépit des apparences, il s’agit d’un excellent moine.
— Je crois la chose possible.
Il ne faut pas juger les gens sur la mine. D’où vient-il ?
— Il est né dans la province
de Tajima, et a entrepris ses études de prêtre à l’âge de dix ans. Puis,
environ quatre ans plus tard, il est entré dans un temple de la secte Zen
Rinzai. L’ayant quitté, il est devenu disciple d’un prêtre lettré du Daitokuji ;
il s’est rendu avec lui à Kyoto et Nara. Par la suite, il a étudié sous la
direction de Gudō, du Myōshinji, d’Ittō de Sennan, et de toute
une série d’autres saints hommes
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