La pierre et le sabre
allez-vous ? La
maison du seigneur Karasumaru est par ici. Je parie que vous êtes impatient de
voir Otsū, non ?
— J’ai grande envie de la
voir.
— A cette heure de la nuit,
elle va en avoir une surprise !
Suivit un silence gêné.
— Jōtarō, tu te
souviens de la petite auberge où nous nous sommes rencontrés pour la première
fois ? Quel était le nom du village ?
— La maison du seigneur
Karasumaru est bien mieux que cette vieille auberge.
— Je suis sûr qu’il n’y a pas
de comparaison.
— Tout est bouclé pour la
nuit, mais si nous faisons le tour jusqu’à la porte des domestiques, ils nous
laisseront entrer. Et quand ils sauront que je vous ai amené, le seigneur
Karasumaru lui-même viendra peut-être vous accueillir... Ah ! je voulais
vous demander : quelle mouche a piqué cette espèce de moine fou, Takuan ?
Il a été si méchant qu’il m’en a rendu malade. Il m’a dit que le mieux à faire
avec vous, c’était de vous laisser tranquille. Et il a refusé de me dire où
vous étiez ; pourtant, il l’a toujours su parfaitement.
Musashi ne fit point de
commentaire. Jōtarō continua de babiller pendant qu’ils cheminaient.
— ... C’est là, dit-il en
désignant la porte de derrière.
Musashi s’arrêta mais ne souffla
mot.
— ... Vous voyez cette
lumière au-dessus de la clôture ? C’est l’aile nord, où Otsū habite.
Elle doit veiller en m’attendant.
Comme il s’élançait en direction
de la porte, Musashi lui saisit fermement le poignet et dit :
— Un instant. Je n’entre pas.
Je veux te charger d’un message pour Otsū.
— Vous n’entrez pas ?
Vous n’êtes donc pas ici pour ça ?
— Non. Je voulais seulement m’assurer
de ton arrivée sain et sauf.
— Il faut entrer ! Vous
ne pouvez partir maintenant ! s’écria-t-il en tirant frénétiquement son
maître par la manche.
— Parle plus bas, dit
Musashi, et écoute-moi.
— Je n’écouterai pas !
Non ! Vous m’avez promis de venir avec moi.
— Je suis venu, non ?
— Je ne vous ai pas fait
venir pour regarder la porte. Je vous ai demandé de venir voir Otsū.
— Calme-toi... Pour autant
que je sache, il se peut que je sois mort très bientôt.
— Ça n’a rien de neuf. Vous
dites sans arrêt qu’un samouraï doit être prêt à mourir à tout moment.
— Exact, et je crois que c’est
une bonne leçon pour moi que de l’entendre de ta bouche. Pourtant, cette fois
ne ressemble pas aux autres fois. Je sais déjà que je n’ai pas une chance sur
dix d’en réchapper. Voilà pourquoi je ne crois pas qu’il faille voir Otsū.
— C’est absurde.
— A ton âge, tu ne
comprendrais pas si je t’expliquais. Mais tu comprendras quand tu seras grand.
— Vous dites bien la vérité ?
Vous croyez vraiment que vous allez mourir ?
— Oui. Mais tu ne peux dire
cela à Otsū, pas pendant qu’elle est malade. Dis-lui d’être forte, de
choisir une voie qui la mène au bonheur. Voilà le message que je veux que tu
lui transmettes. Il ne faut pas lui souffler mot de ma mort.
— Je le lui dirai ! Je
lui dirai tout ! Comment pourrais-je mentir à Otsū ? Oh !
je vous en prie, je vous en prie, venez avec moi.
Musashi le repoussa.
— Tu ne m’écoutes pas.
Jōtarō ne put retenir
ses larmes.
— Mais... mais j’ai tant de
peine pour elle. Si je lui dis que vous avez refusé de la voir, son état
empirera. Je le sais.
— Voilà bien pourquoi tu dois
lui transmettre mon message. Dis-lui qu’il ne serait bon ni pour l’un ni pour l’autre
de nous voir aussi longtemps que je m’exerce encore au métier des armes. La
voie que j’ai choisie exige de la discipline. Elle demande que je maîtrise mes
sentiments, que je mène une vie stoïque, que je me plonge dans les épreuves.
Sinon, la lumière que je recherche m’échappera. Réfléchis, Jōtarō.
Toi-même, tu vas devoir suivre la même voie, faute de quoi tu ne deviendras
jamais un guerrier digne de ce nom.
L’enfant gardait le silence, sauf
qu’il pleurait. Musashi l’entoura de son bras et le serra contre lui.
— La Voie du samouraï... l’on
n’en connaît pas la fin. Quand je n’y serai plus, il faudra te trouver un bon
maître. Je ne puis voir Otsū maintenant parce que je sais qu’au bout du
compte elle sera plus heureuse si nous ne nous rencontrons pas. Et quand elle
aura trouvé le bonheur elle comprendra ce que j’éprouve en ce moment. Cette
lumière...
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