La pierre et le sabre
pense à mon sabre, et tu disparais dans
quelque coin sombre de mon esprit... non, tu disparais tout à fait, sans
laisser de trace. C’est en de pareils moments que je suis le plus heureux et le
plus satisfait de ma vie. Comprends-tu ? Durant tout ce temps, tu as
souffert, tu as risqué ton corps et ton âme pour un homme qui aime son sabre
plus qu’il ne t’aime. Je mourrai pour l’honneur de mon sabre, mais je ne
mourrais point pour l’amour d’une femme. Pas même pour l’amour de toi. J’ai
beau avoir envie de tomber à genoux pour implorer ton pardon, je ne peux pas.
Il sentit les doigts sensibles de
la jeune fille se serrer autour de son poignet.
— Je sais tout cela, dit-elle
avec force. Si je ne le savais pas, je ne t’aimerais pas comme je t’aime.
— Mais ne vois-tu pas la
folie de mourir à cause de moi ? En cet instant précis, je suis à toi
corps et âme. Mais une fois que je t’aurai quittée... Tu ne dois pas mourir
pour l’amour d’un homme tel que moi. Pour une femme il existe une bonne façon
de vivre, une façon juste, Otsū. Tu dois la chercher, te créer une
existence heureuse. Telles doivent être mes paroles d’adieu. Il est temps que
je parte.
Doucement il écarta de son poignet
la main de la jeune fille, et se leva. Elle saisit sa manche et cria :
— Musashi, une minute encore !...
Elle avait tant de choses à lui
dire ! Peu lui importait qu’il l’oubliât quand il n’était pas avec elle ;
peu lui importait d’être considérée comme insignifiante ; lorsqu’elle
était tombée amoureuse de lui, elle n’avait eu aucune illusion sur son
caractère. Elle saisit de nouveau sa manche ; ses yeux cherchaient les
siens pour essayer de prolonger ces derniers moments, de les empêcher de jamais
finir.
Cet appel silencieux faillit
vaincre le jeune homme. Il y avait de la beauté jusque dans la faiblesse qui
empêchait la jeune fille de parler. Submergé par sa propre faiblesse et par sa
propre frayeur, il avait l’impression d’être un arbre aux racines fragiles,
menacé par un vent furieux. Il se demanda si sa chaste dévotion à la Voie du
sabre allait s’effondrer. Pour rompre le silence il demanda :
— Comprends-tu ?
— Oui, répondit-elle
faiblement. Je comprends tout à fait, mais si tu meurs, je mourrai aussi. Ma
mort aura une signification pour moi, tout comme la tienne en a une pour toi.
Si tu peux affronter la fin calmement, moi aussi. Je ne veux pas être écrasée
comme un insecte, ni me noyer dans un moment de chagrin. J’en dois décider
seule. Personne d’autre ne peut le faire à ma place, pas même toi.
Avec une grande force et un calme
parfait, elle continua :
— ... Si dans ton cœur tu
veux bien me considérer comme ta fiancée, cela me suffit, c’est une joie et une
bénédiction que moi seule, entre toutes les femmes, possède. Tu disais que tu
ne voulais pas me rendre malheureuse. Je puis t’assurer que je ne mourrai point
parce que je suis malheureuse. Il y a des gens qui semblent croire que je n’ai
pas de chance ; pourtant, je n’ai pas du tout cette impression. J’attends
avec plaisir le jour où je mourrai. Ce sera comme un glorieux matin où les
oiseaux chantent. Je partirai aussi heureuse que si je me rendais à mes noces.
Presque à bout de souffle, elle
croisa les bras sur sa poitrine et leva des yeux satisfaits, comme captivée par
un songe délicieux.
La lune semblait décliner
rapidement. Bien que ce ne fût pas l’aube encore, la brume avait commencé de se
lever à travers les arbres.
Le silence fut rompu par un cri
affreux qui déchira l’air. Cela venait de la falaise où Jōtarō était
précédemment grimpé. Réveillée en sursaut de ses rêves, Otsū porta son
regard au sommet de la falaise. Musashi choisit cet instant pour partir. Sans
un mot, simplement, il s’écarta de la jeune fille et s’éloigna vers son
rendez-vous avec la mort.
Avec un cri étouffé, Otsū le
suivit en courant de quelques pas. Musashi la précédait, courant aussi ;
il se retourna pour dire :
— Je comprends ce que tu
éprouves, Otsū ; mais je t’en prie, ne meurs pas lâchement. A cause
de ton chagrin, ne te laisse pas t’enfoncer dans la vallée de la mort et
succomber comme un être débile. Guéris d’abord, et puis réfléchis. Je ne
gaspille pas ma vie pour une cause inutile. J’ai choisi de faire ce que je fais
parce qu’en mourant je peux obtenir la vie éternelle. A une condition :
mon
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