La pierre et le sabre
corps peut devenir poussière, mais je serai toujours vivant.
Il reprit son souffle et ajouta
une mise en garde :
— ... Tu m’écoutes ? En
essayant de me suivre dans la mort, tu risques de constater que tu meurs seule.
Tu risques de me chercher dans l’au-delà, à seule fin de trouver que je n’y
suis pas. J’ai l’intention de survivre cent ou mille ans... dans le cœur de mes
compatriotes, dans l’esprit de l’art du sabre japonais.
Avant qu’elle ne pût répondre, il
était hors de portée de sa voix. Elle avait le sentiment que son âme même l’avait
quittée ; pourtant, elle ne considérait pas cela comme une séparation. C’était
plutôt comme si tous deux s’engloutissaient dans une grande vague de vie et de
mort.
Une avalanche de terre et de
cailloux s’abattit au pied de la falaise, suivie de près par Jōtarō
portant le masque grotesque qu’il avait reçu de la veuve de Nara. Levant les
bras au ciel, il s’exclama :
— Je n’ai jamais été aussi
surpris de ma vie !
— Qu’est-il arrivé ?
murmura Otsū, pas tout à fait remise du choc que lui avait causé la vision
du masque.
— Vous n’avez donc pas
entendu ? Je ne sais pas ce que c’est, mais tout d’un coup il y a eu ce
cri affreux.
— Où étais-tu ?
Portais-tu ce masque ?
— J’étais au sommet de la
falaise. Là-haut, il y a un sentier à peu près aussi large que celui-ci. Après
être grimpé un petit moment, j’ai trouvé une bonne grosse pierre ; aussi,
je me suis tout simplement assis là, à regarder la lune.
— Le masque... tu l’avais sur
la figure ?
— Oui. J’entendais hurler des
renards, et peut-être des blaireaux ou quelque chose comme ça, qui froissaient
les feuilles, près de moi. Je me suis dit que le masque les mettrait en fuite.
Alors j’ai entendu ce cri à vous glacer le sang, comme poussé par un fantôme de
l’enfer !
Oies égarées
— Attends-moi, Matahachi.
Pourquoi marches-tu si vite ?
Osugi, loin en arrière et tout
essoufflée, perdait à la fois patience et dignité. Matahachi, d’une voix
calculée pour être entendue, bougonna :
— Elle était si pressée quand
nous avons quitté l’auberge ! Mais écoutez-la maintenant. Elle parle mieux
qu’elle ne marche.
Jusqu’au pied du mont Daimonji,
ils avaient suivi la route d’Ichijōji, mais voici qu’en pleine montagne
ils s’étaient perdus. Osugi refusait de renoncer.
— A la façon dont tu m’accuses,
s’écriait-elle de sa voix de crécelle, n’importe qui croirait que tu en veux à
mort à ta propre mère !
Le temps pour elle d’essuyer la
sueur de sa face ridée, Matahachi était reparti.
— ... Ne ralentiras-tu pas ?
cria-t-elle. Asseyons-nous un peu.
— Si tu ne cesses de t’arrêter
pour te reposer tous les dix pas, nous n’arriverons pas avant le lever du
soleil.
— Le soleil ne se lèvera pas
avant longtemps. D’ordinaire, une route de montagne comme celle-ci ne me ferait
pas peur, mais je suis en train de prendre froid.
— Tu n’admettrais jamais que
tu as tort, hein ? Là-bas, quand j’ai réveillé l’aubergiste pour que tu
puisses te reposer, tu ne pouvais rester assise tranquille une minute. Tu ne
voulais rien boire ; aussi tu t’es mise à faire toute une histoire en déclarant
que nous serions en retard. Je n’avais pas bu deux gouttes que déjà tu me
traînais dehors. Je n’ignore pas que tu es ma mère, mais il n’est pas facile de
s’entendre avec toi.
— Ha ! Encore à
rebrousse-poil parce que je n’ai pas voulu te laisser boire au point d’en
devenir idiot. C’est bien ça ? Pourquoi ne peux-tu pas te dominer un peu ?
Aujourd’hui, nous avons des choses importantes à faire.
— Ce n’est pas comme si nous
allions dégainer et faire nous-mêmes le travail. Tout ce que nous avons à
faire, c’est prendre une mèche de cheveux de Musashi ou quelque autre partie de
son corps. Ça n’a rien de tellement sorcier !
— A ta guise ! Inutile
de nous battre ainsi. Allons.
Comme ils se remettaient en
marche, Matahachi reprit son maussade soliloque :
— Toute cette histoire est
stupide. Nous rapportons au village une mèche de cheveux que nous présentons
comme preuve que notre grande mission dans cette vie a bien été accomplie. Ces
rustres ne sont jamais descendus de leurs montagnes ; ils seront donc
impressionnés. Oh ! combien je le hais, ce village !
Non seulement il n’avait point
perdu son
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