La pierre et le sabre
goût pour le bon saké de Nada, les jolies filles de Kyoto et un
certain nombre d’autres choses, mais il croyait encore que c’était dans la
grand-ville qu’il trouverait sa chance. Qui pouvait assurer qu’un beau matin il
ne se réveillerait pas avec tout ce qu’il avait toujours désiré ? « Jamais
je ne retournerai dans ce village de rien », se jura-t-il en silence.
Osugi, qui traînait derechef à une
bonne distance en arrière, envoya promener tout amour-propre :
— Matahachi, dit-elle d’un
ton cajoleur, porte-moi sur ton dos, veux-tu ? Je t’en prie. Rien qu’un
petit moment.
Il fronça le sourcil, ne répondit
rien mais s’arrêta pour lui permettre de le rattraper. A l’instant précis où
elle le rejoignait, leurs tympans furent brisés par le cri de terreur qui avait
fait sursauter Otsū et Jōtarō. Leurs visages pétrifiés de
curiosité, ils s’immobilisèrent, aux aguets. Osugi poussa un cri d’épouvante,
et Matahachi s’élança brusquement au bord de la falaise.
— Où... où vas-tu ?
— Ce doit être là-bas !
dit-il en disparaissant par-dessus le bord de la falaise. Reste ici. Je vais
voir qui c’est.
Osugi se remit Aussitôt.
— Imbécile !
cria-t-elle. Où vas-tu ?
— Tu es sourde ? Tu n’as
donc pas entendu ce cri ?
— Ce ne sont pas tes affaires !
Reviens ! Reviens tout de suite !
Sans l’écouter, il se fraya
rapidement un chemin de racine d’arbre en racine d’arbre jusqu’au fond du petit
ravin.
— ... Idiot ! Triple
buse ! criait-elle.
Elle aurait pu tout aussi bien
aboyer à la lune. Matahachi lui cria de nouveau de rester où elle se trouvait,
mais il était descendu si loin qu’Osugi l’entendait à peine. « Et alors ? »
se dit-il en commençant à regretter son impulsivité. S’il se trompait sur la
provenance du cri, il perdait son temps et ses forces.
Bien que le clair de lune ne
pénétrât point le feuillage, ses yeux s’habituèrent peu à peu à l’obscurité. Il
tomba sur un des nombreux raccourcis qui s’entrecroisent dans les montagnes, à
l’est de Kyoto, et mènent à Sakamoto et Otsu. En longeant un ruisseau aux
minuscules cascades et rapides, il trouva une cabane, sans doute un abri pour
les pêcheurs de truite au harpon. La cabane était trop petite pour contenir
plus d’une personne, et manifestement vide, mais derrière elle il distingua une
silhouette tapie, le visage et les mains d’une pâleur mortelle.
« C’est une femme », se
dit-il avec satisfaction, et il se cacha derrière un gros rocher.
Deux minutes plus tard, la femme
se faufila de derrière la hutte jusqu’au bord du ruisseau, et puisa de l’eau
pour boire. Matahachi s’avança d’un pas. Comme avertie par un instinct animal,
la fille regarda furtivement autour d’elle et prit la fuite.
— Akemi !
— Oh ! tu m’as fait peur !
Mais il y avait dans sa voix du
soulagement. Elle avala l’eau qui lui était restée en travers de la gorge, et
poussa un profond soupir. Après l’avoir considérée de haut en bas, Matahachi
lui demanda :
— Qu’est-il arrivé ? Que
fais-tu ici, à cette heure de la nuit, en tenue de voyage ?
— Où donc est ta mère ?
— Là-haut.
Il l’indiquait du bras.
— Je parie qu’elle est
furieuse.
— Au sujet de l’argent ?
— Oui. Je regrette vraiment,
Matahachi. Il me fallait partir vite ; je n’avais pas de quoi payer ma
note, et rien pour le voyage. Je sais bien que j’avais tort, mais j’étais en
pleine panique. Pardonne-moi, je t’en prie ! Ne me fais pas retourner
là-bas ! Je te promets de te rendre l’argent un jour.
Et elle fondit en larmes.
— Pourquoi toutes ces excuses ?
Ah ! je vois. Tu crois que nous sommes montés ici pour te rattraper !
— Oh ! je ne t’en veux
pas. Même s’il ne s’agissait que d’un mouvement de folie, je me suis en effet
enfuie avec l’argent. Si je suis prise et traitée comme une voleuse, je suppose
que je n’ai que ce que je mérite.
— Mère verrait les choses
ainsi, mais je ne suis pas comme ça. De toute manière, il ne s’agissait pas de
grand-chose. Si tu en avais réellement besoin, ça m’aurait fait plaisir de te
le donner. Je ne suis pas fâché. Ce qui m’intéresse bien davantage, c’est
pourquoi tu es partie aussi brusquement, et ce que tu fabriques dans ces
montagnes.
— Ce soir, j’ai surpris votre
conversation, à toi et ta mère.
— Ah ? A propos
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