La pierre et le sabre
reprendre son train-train quotidien.
Musashi pressa le pas. Juste
au-dessous de lui, le toit d’un temple apparut. « Maintenant, ce n’est
plus loin », se dit-il. Il leva les yeux, et se fit la réflexion que dans
peu de temps – quelques respirations – son âme irait rejoindre
les nuages dans leur envol vers le ciel. Pour l’univers, la mort d’un homme ne
pouvait guère avoir plus d’importance que celle d’un papillon mais dans le
règne humain, une seule mort pouvait tout affecter, pour le meilleur ou pour le
pire. Maintenant, Musashi n’avait plus qu’un souci : mourir avec noblesse.
Le son bienvenu de l’eau frappa
ses oreilles. Il s’arrêta, s’agenouilla au pied d’un haut rocher, puisa de l’eau
au ruisseau et la but rapidement. Sa fraîcheur lui picota la langue, indice,
espérait-il, qu’il avait l’esprit calme et recueilli, et que son courage ne l’avait
pas abandonné.
Comme il se reposait un instant,
il crut entendre des voix qui l’appelaient. Otsū ? Jōtarō ?
Il savait qu’il ne pouvait s’agir d’Otsū ; elle n’était pas du genre
à perdre la maîtrise d’elle-même et à le pourchasser en un moment pareil. Elle
le connaissait trop bien pour cela. Néanmoins, il ne pouvait se débarrasser de
l’idée qu’on lui faisait signe. Il regarda plusieurs fois en arrière, espérant
voir quelqu’un. L’idée qu’il était peut-être le jouet d’une illusion le
désarçonnait.
Mais il ne pouvait plus se
permettre de perdre du temps. Etre en retard non seulement reviendrait à rompre
sa promesse, mais le désavantagerait fort. Pour un guerrier isolé qui tentait d’affronter
une armée d’adversaires, le moment idéal, soupçonnait-il, était le bref intervalle
qui suivait le coucher de la lune, mais avant que le ciel ne fût tout à fait
clair.
Il se remémora le vieux proverbe :
« Il est facile d’écraser un ennemi extérieur à soi, mais impossible de
vaincre un ennemi intérieur. » Il avait juré de chasser Otsū de ses
pensées, le lui avait même déclaré sans détour alors qu’elle s’accrochait à sa
manche. Pourtant, il semblait dans l’incapacité de chasser sa voix de son
esprit.
Il jura doucement. « Je me
conduis comme une femme. Un homme en train d’accomplir une mission d’homme n’a
pas à penser à des frivolités comme l’amour ! »
Il s’éperonna en avant, courut à
toute vitesse. Alors, soudain, il aperçut au-dessous de lui un ruban blanc qui
s’élevait du pied de la montagne, à travers les bambous, les arbres et les
champs : l’une des routes d’Ichijōji. Il n’était qu’à environ quatre
cents mètres de l’endroit où elle rencontrait les deux autres routes. A travers
la brume laiteuse il devinait les branches du grand pin parasol.
Il tomba à genoux, le corps tendu.
Même les arbres qui l’entouraient semblaient transformés en ennemis potentiels.
Avec une agilité de lézard, il quitta le sentier pour se frayer un chemin jusqu’en
un point situé juste au-dessus du pin. Une bouffée de vent froid, descendue du
sommet de la montagne, roulait la brume en une grande vague au-dessus des pins
et des bambous. Les branches du pin parasol frémissaient comme pour avertir le
monde d’un désastre imminent.
En se crevant les yeux, il pouvait
tout juste distinguer les silhouettes de dix hommes debout parfaitement
immobiles, autour du pin, la lance en arrêt. La présence d’autres hommes, ailleurs,
dans la montagne, il la sentait bien qu’il fût incapable de les voir. Il se
savait entré au royaume de la Mort. Un sentiment de terreur sacrée lui donna la
chair de poule jusqu’au dos des mains ; pourtant, sa respiration était
profonde et régulière. Jusqu’au bout des ongles, il se trouvait prêt à l’action.
Tandis qu’il se glissait en avant avec lenteur, ses orteils agrippaient le sol
avec la force et la sûreté de doigts.
Un remblai de pierre, qui avait
peut-être autrefois fait partie d’une forteresse, se trouvait à proximité. Sur
une impulsion, Musashi se fraya un chemin parmi les pierres jusqu’à l’éminence
sur laquelle elle s’était dressée. Là, il trouva un torii de pierre qui
donnait droit sur le pin parasol. Derrière était l’enceinte sacrée, protégée
par des rangées de hautes plantes à feuillage persistant parmi lesquelles il
apercevait un sanctuaire.
Bien qu’il n’eût aucune idée de la
divinité que l’on honorait en ces lieux, il courut à travers le
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