La pierre et le sabre
pas
sérieusement, hein ?
— Je vous prie de vous taire !
Voudriez-vous insinuer que Takuan Sōhō passe tout son temps à
plaisanter ?
— Pardon.
— Je le répète, vous ne
connaissez pas L’Art de la guerre , ce qui est selon moi la raison de
votre abominable échec. Moi, en revanche, j’ai beau n’être qu’un prêtre, je
crois comprendre Sun-tzu. Il n’y a qu’une condition indispensable, et si vous n’êtes
pas d’accord, je n’aurai plus qu’à me tourner les pouces en vous regardant vous
agiter jusqu’à ce que la neige tombe, et peut-être aussi votre tête.
— Quelle est cette condition ?
demanda le capitaine sur ses gardes.
— Si je ramène le fugitif,
vous me laisserez décider de son sort.
— Qu’entendez-vous par là ?
Le capitaine tirait sur sa
moustache ; les pensées tourbillonnaient dans sa tête. Comment pouvait-il
être certain que ce moine étrange ne le trompait pas tout à fait ? Il
avait beau s’exprimer avec éloquence, peut-être était-il complètement fou. Et s’il
s’agissait d’un ami de Takezō, d’un complice ? Savait-il où se
cachait l’homme ? Même dans le cas contraire, vraisemblable à ce stade,
que risquait-on à l’encourager, à seule fin de voir s’il mettrait à exécution
son projet insensé ? De toute manière, il y renoncerait sans doute à la
dernière minute. C’est en se disant cela que le capitaine donna son accord d’un
signe de tête.
— ... Très bien, alors. Si
vous l’attrapez, vous pourrez décider de son sort. Mais qu’arrivera-t-il si
vous ne le trouvez pas dans les trois jours ?
— Je me pendrai au grand
cryptomeria du jardin.
Le lendemain de bonne heure, le
serviteur du temple, l’air extrêmement inquiet, entra en trombe dans la
cuisine, hors d’haleine et criant presque :
— Takuan a-t-il perdu l’esprit ?
J’apprends qu’il a promis de retrouver lui-même Takezō !
Les yeux s’écarquillèrent.
— Non !
— Tu veux rire !
— Comment a-t-il l’intention
de s’y prendre ?
Il s’ensuivit des plaisanteries et
des rires moqueurs, mais il y avait aussi un courant sous-jacent de
chuchotements inquiets.
Quand la nouvelle arriva jusqu’au
prêtre du temple, il hocha une tête avisée en observant que la bouche humaine
est la porte des catastrophes.
Mais la personne la plus
sincèrement troublée fut Otsū. La veille, la lettre d’adieu de Matahachi l’avait
blessée plus que la nouvelle de sa mort n’eût jamais pu le faire. Elle avait eu
foi en son fiancé au point d’accepter, pour lui, d’être l’esclave de sa
belle-mère, la redoutable Osugi. Vers qui se tourner maintenant ?
Pour Otsū, plongée dans les
ténèbres du désespoir, Takuan était l’unique point lumineux de la vie, le
dernier rayon d’espérance. La veille, tandis qu’elle pleurait seule dans l’atelier
de tissage, elle avait saisi un couteau tranchant et lacéré la toile de kimono
où elle avait mis son âme entière. Elle avait aussi envisagé de plonger la fine
lame dans sa propre gorge. Malgré la tentation aiguë, l’arrivée de Takuan avait
fini par lui chasser de l’esprit cette idée. Après l’avoir calmée et lui avoir
fait accepter de servir au capitaine le saké, il lui avait tapoté l’épaule.
Elle sentait encore la bonne chaleur de sa main robuste alors qu’il la faisait
sortir de l’atelier.
Et voilà qu’il venait de conclure
ce marché insensé.
Presque autant que de sa propre
sécurité, Otsū s’inquiétait du risque de perdre le seul ami qu’elle eût au
monde, à cause de son absurde proposition. Elle se sentait abandonnée, dans une
détresse noire. Le simple bon sens lui disait qu’il était ridicule de croire qu’elle
et Takuan pourraient retrouver Takezō dans un délai aussi court.
Takuan eut même l’audace d’échanger
des serments avec « Barbe hirsute » devant l’autel de Hachiman, le
dieu de la guerre. A son retour, Otsū lui reprocha sévèrement sa témérité
mais il affirma qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter. Il avait l’intention,
disait-il, de soulager le village de son fardeau, de rendre les routes à
nouveau sûres, et de faire cesser le gaspillage de vies humaines. Comparée au
nombre de vies que la prompte arrestation de Takezō pourrait sauver, la
sienne propre paraissait sans importance, Otsū devait le comprendre. Il
lui dit aussi de se reposer autant qu’elle le pourrait avant la soirée du lendemain,
où ils
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