La pierre et le sabre
veux pas de saké.
— Tu n’aimes pas ça ?
— Je n’en veux pas pour le
moment.
Après tout ce temps passé dans les
montagnes, il craignait que cela ne le rendît malade. Au bout d’un moment, il
dit assez poliment :
— ... Merci pour la
nourriture. Je suis réchauffé, maintenant.
— En as-tu eu assez ?
— Oui, merci.
Tout en rendant son bol à Otsū,
il demanda :
— ... Pourquoi es-tu montée
ici ? J’ai vu ton feu la nuit dernière aussi.
La question prit de court Otsū ;
elle n’avait point de réponse prête ; mais Takuan vint à son secours en
déclarant tout de go :
— A vrai dire, nous sommes
venus ici pour te capturer.
Takezō ne manifesta pas de
surprise particulière, bien qu’il parût hésiter à prendre au sérieux la réponse
de Takuan. Il inclina la tête en silence, puis son regard passa de l’un à l’autre.
Takuan vit que le moment était
venu d’agir. Se tournant face à Takezō, il dit :
— ... Qu’en penses-tu ?
Si tu dois être capturé de toute manière, ne vaudrait-il pas mieux être lié par
la Loi du Bouddha ? Les ordres du daimyō sont une loi, et la Loi du
Bouddha est une loi, mais des deux les liens du Bouddha sont les plus doux et
les plus humains.
— Non, non ! dit Takezō
en secouant la tête avec irritation.
Takuan poursuivit avec douceur :
— Ecoute-moi seulement une
minute. Je comprends que tu sois résolu à tenir bon jusqu’à la mort, mais en
fin de compte, es-tu vraiment capable de gagner ?
— Que voulez-vous dire ?
— Je veux dire : peux-tu
réussir à tenir bon contre les gens qui te haïssent, contre les lois de la province,
et contre ton pire ennemi – toi-même ?
— Oh ! je sais bien que
j’ai déjà perdu, gémit Takezō, la face convulsée de tristesse et les yeux
pleins de larmes. Je finirai par être abattu mais avant cela je tuerai la
vieille Hon’iden et les soldats de Himeji et tous les autres gens que je hais !
J’en tuerai autant que je pourrai !
— Que feras-tu au sujet de ta
sœur ?
— Hein ?
— Ogin. Que feras-tu à son
sujet ? Elle est sous les verrous à la palanque de Hinagura, tu sais !
Malgré sa résolution antérieure de
la secourir, Takezō ne put répondre.
— ... Ne crois-tu pas que tu
devrais commencer à songer au sort de cette excellente femme ? Elle a tant
fait pour toi ! Et ton devoir de perpétuer le nom de ton père, Shimmen
Munisai ? As-tu oublié qu’il remonte, par la famille Hirata, au fameux
clan Akamatsu de Harima ?
Takezō se couvrit le visage
de ses mains noircies, devenues presque des serres ; ses épaules
décharnées tremblaient. Il éclata en sanglots amers.
— Je... je... ne sais pas. Qu’est-ce...
qu’est-ce que ça peut faire, maintenant ?
Sur quoi, Takuan serra le poing,
et en envoya un bon coup dans la mâchoire de Takezō.
— Imbécile ! tonna le
moine.
Pris par surprise, Takezō
chancela sous le choc, et avant d’avoir pu se ressaisir attrapa un second coup
de poing de l’autre côté.
— ... Espèce de bon à rien
irresponsable ! Ingrat stupide ! Puisque ton père et ta mère et tes
ancêtres ne sont plus là pour te punir, je le ferai à leur place ! Prends
ça !
Le moine le frappa de nouveau ;
cette fois, il l’étala au sol.
— ... Est-ce que ça commence
à faire mal ? demanda-t-il, agressif.
— Oui, ça fait mal,
pleurnicha le fugitif.
— Bon. Si ça fait mal, il te
reste peut-être encore un peu de sang humain dans les veines. Otsū,
donne-moi cette corde, s’il te plaît... Eh bien, qu’est-ce que tu attends ?
Apporte-moi la corde ! Takezō sait déjà que je vais le ligoter. Il
est mûr pour cela. Il ne s’agit pas de la corde de l’autorité mais de celle de
la compassion. Tu n’as aucune raison ni d’avoir peur de lui, ni de le prendre
en pitié. Vite, ma fille, la corde !
Takezō gisait immobile à plat
ventre, sans essayer de bouger. Takuan se mit aisément à califourchon sur son
dos. Si Takezō avait voulu résister, il lui aurait été facile d’envoyer Takuan
valser comme un fétu de paille. Ils le savaient tous deux. Pourtant, Takezō
gisait passif, bras et jambes étendus, comme s’il avait fini par se rendre à
quelque invisible loi de la nature.
Le vieux cryptomeria
Ce n’était pas l’heure de la
matinée où d’habitude on sonnait la cloche du temple ; et pourtant ses
coups de gong pesants, réguliers, résonnaient à travers le
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