La pierre et le sabre
Takuan était peut-être un de ceux-là. Otsū
commençait à envisager sérieusement cette éventualité.
Le moine, plus serein que jamais,
continuait de regarder le feu d’un air absent. Bientôt, il marmonna, comme s’il
venait seulement de s’en apercevoir :
— Il est très tard, hein ?
— Certes ! Ce sera
bientôt l’aube, lança Otsū avec une aigreur voulue.
Pourquoi diable avait-elle fait
confiance à ce dément suicidaire ? Sans tenir compte de la brusquerie de
la réponse, il murmura :
— Drôle, hein ?
— Qu’est-ce que tu marmonnes encore ,
Takuan ?
— Je songe, tout à coup, que Takezō
ne doit pas tarder à se montrer.
— Oui, mais peut-être
ignore-t-il que vous avez rendez-vous, tous les deux.
Voyant que le moine ne souriait
pas, elle se radoucit :
— ... Crois-tu vraiment qu’il
viendra ?
— Bien sûr, que je le crois !
— Mais pourquoi tomberait-il
en plein dans le piège ?
— Ce n’est pas tout à fait
cela. Cela a trait à la nature humaine, voilà tout. Au fond, les gens ne sont
pas forts, mais faibles. Et la solitude n’est pas leur état naturel, surtout
quand s’y ajoute le fait d’être entouré d’ennemis et cerné de sabres. Peut-être
que tu trouves ça naturel, mais cela me surprendrait fort que Takezō
parvînt à résister à la tentation de nous rendre visite et de se chauffer à
notre foyer.
— Ne prends-tu pas tout
simplement tes désirs pour des réalités ? Il est peut-être bien loin d’ici.
Takuan secoua la tête et dit :
— Non, je ne prends pas tout simplement
mes désirs pour des réalités. Il ne s’agit même pas de ma propre théorie, mais
de celle d’un maître de la stratégie.
Il parlait d’un ton si confiant qu’Otsū
en fut soulagée.
— ... Je soupçonne Shimmen Takezō
d’être tout proche ; mais il n’a pas encore décidé si nous étions amis ou
ennemis. Le pauvre garçon doit être harcelé par une multitude de doutes au
milieu desquels il se débat, incapable d’avancer ou de reculer. Je parierais qu’en
cet instant même il se cache dans l’ombre et nous regarde à la dérobée, en se
demandant désespérément que faire. Ah ! je sais. Passe-moi la flûte que tu
portes dans ton obi !
— Ma flûte de bambou ?
— Oui, laisse-moi en jouer un
peu.
— Impossible. Je ne laisse
jamais personne y toucher.
— Pourquoi ? insista
Takuan.
— Peu importe pourquoi !
s’écria-t-elle en secouant la tête.
— Quel mal y aurait-il à me
laisser m’en servir ? Plus on joue d’une flûte, et plus elle s’améliore.
Je ne l’abîmerai pas.
— Mais...
De la main droite, Otsū
serrait fermement la flûte, dans son obi.
Toujours, elle la portait contre
elle, et Takuan savait combien elle chérissait l’instrument. Pourtant, jamais
il n’eût imaginé qu’elle refuserait de lui laisser en jouer.
— Vraiment, Otsū, je ne
te la casserai pas. J’ai marné des douzaines de flûtes. Allons, laisse-moi au
moins la prendre dans ma main.
— Non.
— Quoi qu’il arrive ?
— Quoi qu’il arrive.
— Tu n’es qu’une entêtée !
— Soit, je ne suis qu’une
entêtée.
Takuan renonça.
— Eh bien, cela me fera
autant plaisir de t’écouter en jouer. Veux-tu ? rien qu’un petit morceau ?
— Je ne veux pas faire cela
non plus.
— Pourquoi non ?
— Parce que je me mettrais à
pleurer, et je ne puis jouer de la flûte en pleurant.
— Hum... rêva Takuan.
Tout en ayant pitié de cette
opiniâtreté si caractéristique des orphelins, il avait conscience d’un vide au
fond de leurs cœurs obstinés. Ils lui semblaient condamnés à aspirer désespérément
à ce qu’ils ne pouvaient avoir : l’amour parental dont la douceur leur
avait toujours manqué.
Otsū ne cessait d’invoquer
les parents qu’elle n’avait jamais connus. La flûte était l’unique chose qu’ils
lui eussent léguée, la seule image d’eux qu’elle eût jamais eue. Lorsque, à
peine en âge de voir la lumière du jour, elle avait été laissée ainsi qu’un chaton
abandonné au seuil du Shippōji, la flûte était glissée dans sa minuscule
obi. Elle constituait le seul et unique lien qui pourrait lui permettre dans l’avenir
de rechercher les siens. C’était non seulement l’image, mais la voix de la mère
et du père qu’elle n’avait jamais vus.
« Ainsi donc, elle pleure
lorsqu’elle en joue ! songeait Takuan. Peu surprenant qu’elle répugne
autant
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