La pierre et le sabre
homme comme toi doive trouver ici la mort, sans jamais être devenu
vraiment humain ! Quel gâchis !
— Et tu te prétends humain ?
lança Takezō.
— Ecoute, espèce de barbare !
D’un bout à l’autre, tu as eu trop de confiance en ta propre force brutale ;
tu as cru que tu n’avais pas ton pareil au monde. Mais regarde où tu en es aujourd’hui !
— Il n’y a rien dont je doive
avoir honte. Le combat n’était pas loyal.
— En fin de compte, ça ne
fait aucune différence, Takezō. Tu as été vaincu par la ruse et la parole
au lieu de l’être par les coups. Quand on a perdu, on a perdu. Et que cela te
plaise ou non, je suis assis sur cette pierre et tu gis là-haut sans recours.
Ne vois-tu pas la différence entre toi et moi ?
— Oui. Tu envoies des coups
bas. Tu es un menteur et un lâche !
— Il aurait été fou de ma
part d’essayer de te prendre par la force. Tu es trop fort physiquement. Un
être humain qui lutte contre un tigre n’a guère de chances. Par bonheur, il est
rare qu’il y soit obligé car il est le plus intelligent des deux. Peu de gens
discuteraient le fait que les tigres sont inférieurs aux humains.
Takezō ne manifestait par
aucun signe qu’il écoutait encore.
— ... Il en va de même pour
ton prétendu courage. Ta conduite jusqu’à maintenant ne prouve pas que ce soit
rien de plus que du courage animal, celui qui n’a aucun respect pour les valeurs
et la vie humaines. Ce n’est pas le genre de courage qui fait un samouraï. Le
vrai courage connaît la peur. Il sait craindre ce qui doit être craint. Les
gens honnêtes aiment passionnément la vie ; ils y tiennent comme à un
joyau précieux. Et ils choisissent l’heure et le lieu qu’il faut pour y
renoncer, pour mourir avec dignité.
Toujours pas de réponse.
— ... Voilà ce que j’entendais
en disant que tu me fais pitié. Tu es né avec de la force physique et du
courage, mais il te manque à la fois la connaissance et la sagesse. Tu es
parvenu à acquérir quelques-uns des caractères les moins heureux de la Voie du
samouraï, mais tu n’as fait aucun effort pour accéder à la connaissance et à la
vertu. Les gens parlent de combiner la Voie de la Connaissance avec la Voie du
samouraï, mais, combinées comme il faut, elles ne sont pas deux... elles sont
une. Une seule Voie, Takezō.
L’arbre était aussi silencieux que
la pierre sur laquelle Takuan se trouvait assis. L’obscurité se taisait, elle
aussi. Au bout de quelques instants, Takuan se leva lentement, délibérément.
— ... Penses-y encore une
nuit, Takezō. Cela fait, je te couperai la tête.
Il commença à s’éloigner à longues
foulées pensives, la tête inclinée. Il n’avait pas fait plus de vingt pas que
la voix de Takezō résonna, pressante.
— Attends !
Takuan, se retournant, cria :
— Que veux-tu encore ?
— Reviens.
— Hum... Ne me dis pas que tu
veux en entendre davantage ! Se pourrait-il qu’enfin tu commences à penser ?
— Takuan ! Sauve-moi !
L’appel au secours de Takezō
était sonore et plaintif. La branche se mit à trembler comme si elle – comme
si l’arbre entier – pleurait.
— ... Je veux être un homme
meilleur. Maintenant, je me rends compte à quel point c’est important d’être né
humain. Je suis presque mort, mais je comprends ce que cela signifie d’être
vivant. Et maintenant que je sais, ma vie entière consistera à être attaché à
cet arbre ! Je ne puis défaire ce que j’ai fait.
— Enfin, tu reviens à la
raison. Pour la première fois de ta vie, tu parles comme un être humain.
— Je ne veux pas mourir !
cria Takezō. Je veux vivre. Je veux essayer encore, tout faire comme il
faut, cette fois.
Il était convulsé de sanglots.
— ... Takuan... je t’en prie !
Aide-moi... aide-moi !
Le moine secoua la tête.
— Je regrette, Takezō.
Cela ne dépend pas de moi. C’est la loi de la nature. On ne peut recommencer. C’est
la vie. Tout ce qu’il y a dedans est pour de bon. Tout ! L’on ne peut
remettre sa tête sur ses épaules une fois que l’ennemi l’a coupée. C’est comme
ça. Bien entendu, j’ai pitié de toi mais je ne puis défaire cette corde, parce
que ce n’est pas moi qui l’ai attachée. C’est toi. Tout ce que je peux faire, c’est
te donner un conseil. Affronte la mort avec bravoure et en silence. Dis une
prière en espérant que quelqu’un se donne la peine d’écouter. Et pour
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