La pierre et le sabre
au lieu de s’en être débarrassé, lui eût
accordé la jouissance d’un substantiel revenu annuel, il était conscient qu’Osaka
représentait une menace majeure en tant qu’éventuel point de ralliement de la
résistance. Maints seigneurs le savaient aussi, et, misant sur les deux
tableaux, faisaient une cour égale à Hideyori et au Shōgun. On disait
souvent que le premier possédait assez d’or et de châteaux pour engager tous
les samouraïs sans maître, ou rōnins, du pays, s’il le désirait.
Les vaines spéculations sur l’avenir
politique du pays formaient à Kyoto l’essentiel des bavardages.
— Tôt ou tard, la guerre ne
peut manquer d’éclater.
— Ce n’est qu’une question de
temps.
— Ces lanternes des rues
pourraient être mouchées dès demain.
— A quoi bon s’en inquiéter ?
Advienne que pourra.
— Amusons-nous pendant qu’il
en est encore temps !
L’intensité de la vie nocturne et
la vogue des quartiers de plaisir prouvaient bien que le peuple ne faisait pas
autre chose.
Un groupe de samouraïs portés vers
ces amusements débouchaient dans l’avenue Shijō. A côté d’eux courait un
long mur de plâtre blanc menant à un portail impressionnant, surmonté d’un toit
imposant. Un écriteau de bois, noirci par l’âge, annonçait en caractères à
peine lisibles : « Yoshioka Kempō de Kyoto. Instructeur militaire
des Shōguns Ashikaga. »
Les huit jeunes samouraïs
semblaient avoir pratiqué tout le jour, sans répit, le combat au sabre.
Certains portaient des sabres de bois en plus des deux sabres d’acier
habituels, et d’autres arboraient des lances. Ils avaient l’air peu commode, le
genre d’hommes qui seraient les premiers à en découdre lors d’une bagarre. Leur
face était dure comme pierre, et leurs yeux menaçants comme s’ils eussent
toujours été au bord de l’explosion de fureur.
— Jeune Maître, où
allons-nous ce soir ? clamaient-ils en entourant leur professeur.
— N’importe où sauf là où
nous étions la nuit dernière, répliqua-t-il gravement.
— Pourquoi donc ? Ces
femmes étaient toutes après vous ! C’est à peine si elles nous
regardaient.
— Il a peut-être raison, intervint
un autre. Pourquoi n’essayons-nous pas un nouvel endroit où personne ne connaisse
le Jeune Maître, ni aucun de nous autres ?
Vociférant et chahutant entre eux,
ils semblaient absorbés tout entiers par la question de savoir où aller boire
et courir la gueuse.
Ils se rendirent dans un endroit
bien éclairé, au bord de la rivière Kamo. Durant des années, le terrain avait
été abandonné aux mauvaises herbes, véritable symbole de la désolation du temps
de guerre ; mais avec la paix, sa valeur avait monté en flèche. Çà et là
dispersées, il y avait de pauvres maisons au seuil desquelles pendaient de
travers des rideaux rouges et jaune pâle, où des prostituées se livraient à
leur négoce. Des filles de la province de Tamba, la face barbouillée n’importe
comment de poudre blanche, sifflaient le client éventuel ; de malheureuses
femmes, achetées en troupeaux, pinçaient leur shamisen, instrument populaire
depuis peu, en chantant des chansons obscènes et en riant entre elles.
Le Jeune Maître se nommait
Yoshioka Seijūrō ; un élégant kimono brun foncé drapait son imposante
personne. A peine étaient-ils entrés dans le quartier réservé qu’il se retourna
pour dire à un membre de son groupe :
— Tōji, achète-moi un
chapeau d’osier.
— Du genre qui cache la
figure, j’imagine ?
— Oui.
— Vous n’en avez pas besoin
ici n’est-ce pas ? fit Gion Tōji.
— Je n’en aurais pas demandé
un si je n’en avais pas besoin ! répliqua Seijūrō avec
impatience. Je n’ai pas envie que l’on voie le fils de Yoshioka Kempō
déambuler dans un endroit pareil.
Tōji se mit à rire.
— Mais ça ne fait qu’attirer
l’attention ! Toutes les femmes d’ici savent que si l’on se cache la
figure sous un chapeau, on doit être d’une bonne famille, et probablement
riche. Bien sûr, il y a d’autres raisons au fait qu’elles ne veulent pas vous
laisser tranquille, mais c’est l’une d’entre elles.
Tōji, comme à son habitude,
taquinait et flattait son maître en même temps. Il se retourna pour ordonner à
l’un des hommes d’aller chercher le chapeau, et attendit, debout, qu’il se frayât
un chemin entre les lanternes et la foule. La course accomplie,
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