La pique du jour
du
Saint-Esprit ?
— Cela même, dit Don Luis. Le Saint-Esprit, vous ne
pouviez trouver mieux ! Faites sonner ce Saint-Esprit haut et clair !
En Espagne, comme vous savez, nous sommes si catholiquement catholiques que le
pape lui-même nous paraît par moments hérétique… Monsieur mon ami, je vous
laisse changer de vêture et je reviens à vous.
J’appelai Luc pour m’aider à m’habiller, et quand je fus
prêt de cap à pié, je l’envoyai quérir Don Luis, lequel, à ma vue,
s’écria :
— Marqués, par ma foi, vous voilà presque
espagnol en votre sombre et sobre velours ! Et ce collier vous fait quasi
d’Église ! Cependant, vous ne portez pas tout à plein la mine qui
conviendrait à votre vêture. Vous avez l’air heureux de vivre.
— Mais je le suis.
— À tout le moins, s’écria Don Luis en riant, ne l’avouez
jamais ! Céans, il est bien entendu que la vie est un calvaire, le corps,
une guenille, et qu’il n’y a de sérieux dans la vie que la mort. Votre air doit
exprimer cela par une gravité dévote mêlée de quelque morgue.
— Pourquoi de morgue ?
— Il va sans dire que vous tenant vous-même pour rien,
vous tenez les autres pour moins que rien. De reste, tous les dévots sont
déprisants : Ne l’avez-vous pas observé ? Peux-je aussi vous aviser,
Monsieur mon ami, de prendre garde à ne pas darder des regards à la française
sur les dames que vous pourrez encontrer à la Cour.
— Mon cher Don Luis, m’écriai-je, ne me dites pas qu’il
n’y a pas d’histoire d’amour à la Cour d’Espagne !
— Il y en a, mais fort souterraines et la plupart
finissent sinistrement. Ha ! Un mot encore ! Ne présentez pas
M. l’abbé Fogacer comme votre chapelain, mais comme votre confesseur. Les
Grands qui comptent à la Cour ont tous un confesseur, lequel ne les quitte
jamais, prêt à tout instant à passer l’éponge sur leurs âmes pour les nettoyer
des impuretés qu’y dépose la vie. Le roi est suivi en tous lieux par Fray Diego
de Yépès ; le prince héritier par Fray Gaspar de Cordoba, l’infante
Claire-Isabelle-Eugénie par Fray Garcia de Santa Maria. Moi-même étant Grand
d’Espagne, je ne peux que je n’aie un confesseur, lequel de présent m’attend en
votre antichambre et doit se faire un souci à ses ongles ronger à la pensée que
tous les péchés que vous apportez de la Cour de France vont me contaminer…
— Don Luis, dis-je en riant, vous m’étonnez et vous me
ravissez ! À Rome, vous ne parliez pas si librement de ces choses…
— À Rome j’étais environné d’espions et sous l’étroite
et sourcilleuse tutelle du duc de Sessa.
— Et qu’est devenu le duc ?
— Il a failli à empêcher l’absolution de votre roi par
le pape : il est donc en disgrâce. Et vous-même, Monsieur mon ami,
poursuivit-il avec l’ombre d’un sourire, risquez-vous l’exil, si votre mission
céans échoue ?
— Point du tout.
— Ha ! dit Don Luis, vous me voyez infiniment
soulagé, car il est fort probable qu’elle faillira.
— Comment cela ? criai-je fort alarmé ;
Felipe II est-il si contraire à nos vues ?
— Je dirais que la vie est contraire aux siennes :
Il se meurt…
— Quoi ? Ne pourra-t-il même pas me
recevoir ?
— J’en doute fort.
— Mon Dieu ! dis-je, atterré. Ai-je fait pour rien
cet immense voyage ?
— Pour rien ? dit Don Luis, et levant d’un air
altier son sourcil noir et arqué – il enfla subitement la voix avec une
emphase espagnole en laquelle il me sembla toutefois qu’il mettait une pointe
de dérision. Est-ce rien, reprit-il, que d’être là quand ce grand roi expire en
même temps que finit le siècle qu’il dominait ?
Si j’avais été seul, je serais départi à la pique du jour de
Madrid et aurais atteint l’Escorial entre chien et loup, car le palais n’était
distant de la capitale que de sept lieues. Mais c’était compter sans la lenteur
de Don Fernando, les départs tardifs, les arrêts fréquents et le petit trot
nonchalant que sa suite et lui imposaient à des montures pourtant pleines de
sang. Tant est que la nuit nous surprenant en chemin, nous dûmes coucher dans
un village.
Si fort que j’en groignasse le soir, peu le regrettai-je le
lendemain, tant le paysage où, au lever du soleil, nos montures mirent le
sabot, me parut étrange : des deux côtés d’un chemin rocailleux s’étendait
une immense plaine sèche, désertique, pierreuse,
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