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La pique du jour

La pique du jour

Titel: La pique du jour Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Robert Merle
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à
l’Escorial – dans ce lieu par essence funèbre – jusqu’à la
terminaison de son agonie.
    Je n’ai pas vu la Cour espagnole en Madrid et je ne peux
donc dire si elle s’y ébaudissait, mais je l’ai vue à l’Escorial et je peux
assurer qu’elle s’y ennuyait à ses ongles ronger, les dévotions étant si
accaparantes et nul jeu ni desport ne venant prendre le relais. En outre, la
rigidité de l’étiquette corsetait à ce point les esprits qu’elle rendait la
conversation difficile ; et d’autant que les dames ne jouent pas céans le
même rollet qu’en France où, tout en étant dans le principe sujettes, elles
sont reines de fait. Elles ne paraissent être ici que pour la montre, bien
parées, mais dérobant le bas du visage, non point comme les Mauresques par un
voile, mais par un éventail (derrière lequel elles échangent des murmures entre
elles) et qui ne laisse voir que leurs yeux, lesquels sont superbes et très
parlants. Les miens scrutaient souvent les leurs dans l’espoir de distinguer,
parmi elles, Doña Clara. Mais j’y faillis toujours : d’où je conclus que
ce n’est pas, comme nous croyons, par le regard qu’une femme se reconnaît, mais
par sa bouche.
    Aux gentilshommes qui, comme moi, n’aiment guère la chasse
(sauf dans ma seigneurie pour écarter les nuisibles du poulailler et des
récoltes), il ne restait plus que les galopées sur la Ilanura, l’escrime
et les repues. Et pour celles-là, lecteur, les moines les faisaient
bi-quotidiennement pantagruéliques, avec melons, chapons rôtis, brochettes de
foie, salmis d’oiseaux, langue de bœuf, gigot fumé, sans compter les gelées et
confitures dont ils avaient en leurs armoires d’innumérables variétés. Voilà
qui va bien pour les religieux qui n’ont que ce plaisir-là, mais comme mon maître
Henri Quatrième, j’enrage de voir des hommes se condamner eux-mêmes à devenir
bedondaineux ou podagreux en engloutissant ces monceaux de viande. Je sais bien
que d’aucuns médecins tiennent que la podagre est héréditaire et j’ai ouï dire
à l’Escorial qui si Felipe II avait la goutte, c’est que son père, Charles
Quint, l’avait eue avant lui. Ce que je décrois, tenant pour probable que
Felipe aurait pu échapper à cette malédiction s’il avait été plus frugal en sa
diète, je n’ose dire « monacale », après ce que j’ai vu céans…
    Pour moi, ces énormes repues, dont pourtant je n’avalais pas
le dixième, m’alentissaient, m’alourdissaient et me mélancoliaient. Et je ne
vois pas très bien à quoi elles me rendaient propre, sinon à sommeiller à demi
sur mon siège à vêpres dans la basilique tandis que, fasciné par les chandelles
de l’autel, abêti par l’encens, et l’oreille bercée par les psalmodies des
choristes, je me sentais benoîtement vide de toute pensée et volition. J’ai
toujours imaginé, quant à moi, que si les stalles des chanoines, dans les
chœurs des cathédrales, avaient un dossier et un accoudoir, c’était pour les
empêcher, au moins par trois côtés, de se verser à terre quand le sommeil les
gagnait.
    M’encontrant de présent dedans la basilique à mes assoupies
dévotions et les vêpres terminées, je n’eus que peu de pas à faire pour
descendre (avec Don Luis qui voulut bien me servir de cicerone) dans une
crypte qu’on appelle el Panteon de los Reyes [116] et qui est composée de trois
salles : l’une où, par une curieuse hiérarchie, sont enterrés les infants
et infantes qui n’ont pas eu de descendance couronnée. L’autre qu’on appelle el
pudridero, en français, mais plaise à ma belle lectrice de ne s’effrayer pas
de ce vocable réaliste : le pourrissoir, où les cadavres reposent pendant
cinq ans. Après quoi, rendus putrides, ils sont dignes d’être admis dans la
troisième salle. Ces morts royaux ne sont ni autopsiés ni embaumés, pour la
raison, j’imagine, qu’il serait sacrilège d’y porter la main et d’attenter, en
outre, de les préserver de leur sort puisque, étant poussière, ils doivent
retourner à la poussière…
    — On eût pu croire, dit Don Luis, lequel, combien que
nous fussions seuls en la crypte, me parlait en italien et sotto voce, qu’étant
lui-même poussière, Felipe, pénétré d’humilité chrétienne, allait désirer pour
lui et les siens les plus modestes tombes, mais tout le rebours ! Voyez,
poursuivit-il avec un mouvement circulaire de sa main gantée, ces

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