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La pique du jour

La pique du jour

Titel: La pique du jour Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Robert Merle
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tombeaux
magnifiques, où le marbre le dispute au jaspe et le jaspe au porphyre, ces
ors ! ces bois précieux ! ces cristaux ! ces lustres
vénitiens ! et au-dessus de cette crypte, cette basilique qui n’a été
construite que pour elle, et autour de cette basilique, cette abbaye qui n’a
été bâtie que pour assurer aux cadavres royaux des messes perpétuelles :
trente ans d’efforts démesurés, des dizaines de milliers d’ouvriers, des
millions d’heures de labeur, des milliers de doublons et pour quoi ? Pour
un caveau !
    — Mais, dis-je, l’Escorial n’a été terminé, comme vous
me l’avez dit, qu’en 1574. Où se trouvaient donc ces corps avant qu’on les mît
là ?
    — Ha, Marqués ! Rassurez-vous ! Ils
n’étaient pas à la rue ! On les avait déjà fort bien logés ! Charles
Quint reposait au monastère de Yuste ; sa femme Isabelle, et son second
fils Don Fernando, dans la cathédrale de Grenade ; sa mère, Jeanne la
Folle, au château de Tordesillas ; sa sœur, la reine de Hongrie, et son
troisième fils, Don Juan, à Valladolid ; son autre sœur en Estramadure. Il
fallut donc céans les transférer de tous les coins du royaume et, Marqués, si
vous vous êtes apensé que cela se fit discrètement, vous ne connaissez point le
roi ! La mort, pour Felipe, c’est la grande affaire de la vie ! Il
régla cette translation funèbre avec la plus exquise minutie et elle
s’accomplit avec pompe, avec faste, dans des litières tendues de deuil,
empanachées de noir, au milieu d’une armée de prêtres et de moines, de clercs,
de dignitaires, de cavaliers, de soldats en armes, lesquels il fallut, en
chemin, reposer et nourrir…
    — Assurément à grand débours, dis-je.
    — Mais dont Felipe, étant aussi chiche que fastueux,
noulut porter le poids. Raison pour quoi il fit à deux évêques et à deux Grands
d’Espagne l’immense honneur de leur confier ces convois, à charge pour eux d’en
assumer les frais… Pour lui, il ne paya de ses deniers que l’énorme catafalque
drapé de velours noir et de brocart d’or qu’il fit dresser devant l’Escorial.
    — Et pourquoi devant, et non dedans ?
    — Mais pour que la multitude pût venir prier devant les
cercueils royaux sans entrer pour autant dans l’Escorial quelle eût souillé de
sa caresse. Vous savez comme nous aimons la propreté céans…
    — Et la multitude vint ?
    — Assurément ! Qui aime davantage la pompe que le
peuple ? Les cloches sonnant le glas ! Les escopettes tirant des
salves ! Les messes chantées ! Les messes pontificales ! Les
messes basses ! Cette journée où, à la parfin, tous les cadavres royaux
furent rassemblés, vit une orgie de requiems  ! Par le malheur, le
diable gâta tout…
    — Le diable, Don Luis ?
    — Ou son souffle, si vous préférez. Car tout soudain, à
la vesprée, le vent du nord s’éleva, si féroce que même la barrière du Guadarrama faillit à l’arrêter. En un clin d’œil, l’immense catafalque devant le monastère
fut arraché ! Les velours, les brocarts déchirés et dispersés ! les
bois qui les soutenaient cassés et effondrés !…
    Ayant dit, Don Luis m’envisagea œil à œil et rit, mais
silencieusement, ses lèvres s’écartant sans noise sur ses dents blanches, et un
brillement de dérision apparaissant dans son œil noir.
    — Il se peut, reprit-il, que je me trompe et que le
diable n’y fût pour rien. Que fit le vent du nord, après tout, sinon dépouiller
le catafalque de sa pompe et de sa gloire ? Or, qui nous enseigne le
dépouillement, sinon le Christ ?…
    Dans les jours qui suivirent, je n’eus de nouvelles du royal
malade que par Don Luis et elles furent mauvaises assez pour m’ôter le dernier
espoir d’une nouvelle entrevue, aiguisant d’autant plus mon appétit à fuir
l’Escorial et à regagner une France qui, ni en Angleterre du temps de ma
mission avec le pompeux Pomponne ni en Italie dans mon palais cardinalice,
n’avait paru si douce à ma remembrance. En bref, je me languissais à périr dans
ce mausolée, d’où toute vie, toute joie paraissaient exilées, orphelin, au
surplus, que j’étais de ce commerce féminin qui s’encontre pour moi tout aussi
nécessaire que le pain et le lait. Mais, lecteur, les grandes dames étant si
bien gardées par l’étiquette et par leur éventail, l’idée même qu’une pasticciera pût vivre dans ces funèbres murs était de soi d’une improbableté

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