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La polka des bâtards

La polka des bâtards

Titel: La polka des bâtards Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Stephen Wright
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il est un peu tôt pour le
dire : j’ai du mal à tout assimiler en un seul jour. »
    Son nez émit un horrible renâclement qui aurait pu préluder
à un rire – mais ce n’était pas le cas. « Moi, cela fait un
demi-siècle que je suis ici, et je n’ai toujours rien assimilé.
    — Ditey ! cria Maury derechef. Où sont les pommes
de terre ? J’ai promis à ce garçon des pommes de terre !
    — Mais j’ai une question, dit Liberty non sans
hésitation. Redemption Hall. De quoi voulez-vous au juste vous rédimer ?
    — De nous-mêmes, ricana Grand-mère.
    — Il y a peut-être plus de vrai dans votre remarque que
vous ne le pensez, glissa Maury avec un sourire indulgent mais sinistre. C’est
mon grand-père, Samuel Maury, qui a défriché la terre et baptisé la plantation.
C’était un exalté de la pire espèce, un peu trop sensible au clair de lune, si
vous voyez ce que je veux dire : il voyait cette plantation comme une
sorte d’école pour l’homme naturel, où les âmes seraient instruites dans les
voies de Dieu et, par une métamorphose magique que je n’ai jamais entièrement
saisie, accéderaient à un paradis non seulement spirituel mais également
matériel. Vous vous trouvez au cœur de ce qui fut conçu comme un nouvel Éden,
un paradis sur terre.
    — Mais que s’est-il passé ?
    — À votre avis ? Il a fait faillite. S’il n’y
avait pas eu Whitney et son égreneuse – et qui oserait prétendre que ce
n’était pas le Seigneur qui œuvrait à travers l’inventeur
inspiré ? –, tout le domaine aurait échappé à la famille. En
l’espèce, quand on a su séparer les graines de la fibre de façon efficace et
expéditive, les Maury les plus rationnels ont pu relancer l’entreprise sur des
bases financières saines.
    — Dont nous recueillons aujourd’hui les fruits en
abondance, interrompit Grand-mère.
    — Trop de gens se sont fourvoyés dans l’erreur
spirituelle, reprit Maury. Nous ne serions pas plongés dans la guerre et la
désolation si nous ne nous étions pas éloignés ainsi des enseignements des
Écritures, où les principes d’une vie juste sont énoncés de façon claire et
précise. Toute cette confusion sur la question de l’esclavage est nulle et non
avenue. La servitude est le fondement de toute grande civilisation depuis les
Anciens. C’est l’axe même du dessein divin. Il suffit de lire la Genèse,
chapitre IX, versets 25-27, la Genèse, chapitre XXIV,
versets 35-36, le Lévitique, chapitre XXV, versets 44-46, et
j’en passe.
    — Et l’épître aux Hébreux, chapitre XIII,
verset 3 ? intervint Liberty. “Souvenez-vous des enchaînés, comme si
vous étiez enchaînés avec eux.” »
    — Je reconnais que de temps en temps Satan pointe son
nez entre les barreaux du texte sacré, mais cela ne l’empêche pas d’être en
cage. »
    Grand-mère réagit par un nouveau hennissement dédaigneux.
« Comment ai-je pu accepter de vous épouser et de m’installer dans ce bout
de nulle part, ce néant épuisé ? Voilà un mystère que seuls les anges
comprennent. Ou peut-être les démons. » Sa petite tête ronde, entourée
d’un halo de cheveux gris clairsemés, pivota pour s’adresser à Liberty.
« J’ai gâché ma vie, enchaînée à un imbécile, et je prie pour que tu aies
davantage de bon sens. Ta mère était la plus futée de la famille, et tout ce
qu’on peut espérer, c’est que tu auras hérité un peu de sa cervelle, qu’elle
tenait forcément de moi puisque… eh bien, tu viens d’entendre une version
édulcorée de la folie qui règne du côté paternel. Quand je pense que j’aurais
pu m’enfuir avec le fils Franklin et filer en Europe et finir mes jours dans
une villa romaine, loin de toute cette désolation… » Elle guetta chez
Liberty une marque de compassion. N’en trouvant pas, elle détourna vivement la
tête avec un soupir théâtral.
    « Ditey ! beugla Grand-père, sincèrement énervé.
Apporte-nous ces putains de patates, et tout de suite !
    — Ta mère… poursuivit distraitement M me  Maury.
Quelle beauté c’était !
    — Pas aussi belle qu’Aurore, commenta Grand-père.
    — Non, pas aussi belle, mais aucun homme ne lui aurait
résisté dans toute la Caroline. Nous avons été si navrés d’apprendre
l’accident. Nous avons même accordé aux nègres une journée de deuil.
Honnêtement, je crois que la plantation ne s’en est jamais remise.
    — Non, confirma Maury,

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