La polka des bâtards
au mur
sa femme à demi consciente et, à genoux, tamponnait tendrement ses joues
blafardes.
Le gémissement qui s’échappa de sa minuscule bouche de
poisson fut tellement sourd et tellement long qu’il paraissait émaner de la
cave.
« Vous n’avez rien, répétait Maury. Vous n’avez rien,
ça va aller. »
Les yeux de Grand-mère cillèrent, s’ouvrirent. « Non,
murmura-t-elle d’une voix dolente et diminuée, ça ne va pas aller. Je ne vais
pas bien.
— Vous n’avez même pas de bleu, remarqua Maury en lui
examinant soigneusement le cou.
— Est-ce qu’elle est morte ? » fit la voix,
plus faible encore.
Maury jeta un coup d’œil à Ditey, qui gisait dans son sang,
face contre terre ; la flaque ne cessait de grandir, mais elle semblait
respirer encore. « Je crois.
— Tant mieux. » Les yeux se refermèrent.
« Est-ce qu’on va enfin me donner un peu d’eau ? »
Sur un signe de tête de Maury, Liberty plongea une tasse
dans le seau et la porta aux lèvres tremblantes de sa grand-mère.
« Est-ce que vous pouvez marcher ? » demanda
Maury.
Irritée, elle repoussa la main de Liberty. « Non, je ne
peux pas marcher. Comment pouvez-vous poser une question aussi ridicule ?
Je viens de me faire assassiner.
— Je crois que vous vous sentirez mieux une fois
couchée.
— Apparemment, je n’ai pas le choix.
— On va vous aider. » Liberty et lui la relevèrent
tant bien que mal et, sans plus de grâce ni d’adresse que les esclaves qui
l’avaient amenée, ils la reconduisirent, tantôt en la portant, tantôt en la
traînant, dans le vestibule, puis en haut de l’escalier branlant, puis dans le
couloir moisi et enfin dans son lit où son corps de petite fille fut
solennellement installé sous les couvertures ; seule sa tête dépassait,
appuyée contre l’oreiller tel un buste sculpté de grande valeur, les yeux noirs
et inflexibles comme des pierres.
« C’est la fin, murmura-t-elle. La fin de tout.
— Bonne nuit, Ida.
— Bonne nuit », renchérit Liberty ; le mot
« Grand-mère » ne fut pas prononcé, mais résonna à ses oreilles.
« Bonne nuit ? ricana-t-elle. Il est deux heures
de l’après-midi.
— Quand on ferme les yeux, remarqua Maury, qu’est-ce
que ça change ?
— Sortez, ordonna-t-elle d’une voix lasse, tous les
deux. »
Tandis qu’ils redescendaient l’escalier, et que le visage de
Maury atteignait à chaque marche un nouveau stade de pétrification, Liberty fut
de plus en plus troublé par la proportion alarmante de traits familiers –
les siens, essentiellement – qu’il détectait dans les portraits ancestraux
accrochés au mur en une parfaite symétrie. Comme si le chaos impie d’un passé
familial problématique pouvait être compensé, voire effacé, par une simple touche
d’harmonie décorative.
Au pied de l’escalier, Maury s’arrêta. « Comme vous
l’avez peut-être compris, informa-t-il Liberty, il me reste quelques affaires à
régler avec nos gens, lesquelles réclament mon attention immédiate. La
bibliothèque est par là. Faites comme chez vous. Je vous retrouverai ce soir.
J’ai une surprise pour vous.
— Je veux vous accompagner.
— Non, ne vous donnez pas cette peine. Je réglais déjà
ces affaires bien avant votre naissance, et je suis sûr de régler celle-ci en
un tour de main. En attendant, lisez un livre, faites une sieste. » Et il
s’éclipsa par la porte de service, laissant Liberty, seul dans le vestibule,
assimiler les bruits intimes de la maison. Il régnait un tel silence qu’il
distinguait même les infimes cadences métalliques de la pendule du
bureau : chaque tic-tac, distinct et régulier, était aussi net et coupant
que le crissement d’un ciseau sur du marbre.
La bibliothèque était une pièce de dimensions modestes ne comportant
qu’un fauteuil, un sofa de velours rouge usé jusqu’à la corde et un unique
meuble aux rayonnages dépeuplés ; les volumes restants étaient moisis,
piqués, infestés d’insectes et, hormis un avant-poste de culture esseulé,
constitué d’une dizaine de romans de Walter Scott et de Dickens, tous les
titres chantaient la même rengaine sinistre qu’il avait déjà entendue dans le
« cabinet médical », pleine de crânes et de Saxons, de genèse et de
généalogie. Il se rabattit sur un exemplaire des Grandes Espérances, dont
il manquait mystérieusement les vingt premières pages, et se retira dans
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