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La polka des bâtards

La polka des bâtards

Titel: La polka des bâtards Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Stephen Wright
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commencé à se flétrir, Père et Lomax
sellent leurs chevaux pour se rendre à une vente aux enchères, Mère est au
salon et lit Robinson Crusoé à la petite Lucy, et moi, je suis en haut,
et je n’ose pas bouger de mon lit de peur de troubler un moment d’extase
absolument parfait dans sa construction et dans tous ses détails, quand peu à
peu je prends conscience d’une suspension étrange de l’ordre des choses. Les
oiseaux continuent de gazouiller dans les cyprès, une grosse mouche bourdonne
contre le plafond, les chiens aboient dans les collines, mais les sons les plus
vifs sont ceux que je n’entends pas : pas de cliquètement de chaînes sous
ma fenêtre, pas de chant psalmodié dans les champs de coton, pas de cris dans
les quartiers, de criailleries dans la cuisine, de coups de fouet dans la cour,
et un frisson me transperce comme un éclat de glace quand je comprends enfin
que je vais mourir, et puis je m’éveille au présent, dans une confusion
perplexe et apeurée, et pendant quelque temps mon esprit n’est pas vraiment à
moi, c’est un curieux objet temporairement emprunté à un autre. Et cette
sensation, je puis vous l’assurer, messieurs, n’est pas de celles dont on a
envie pour accueillir le jour nouveau, ni de fréquenter plus avant, si
brièvement que ce soit. Comme vous pouvez en juger, j’ai les méninges un peu de
traveguingois ces temps-ci.
    — Comment y échapper ? s’interrogea Maury. Mais je
compte sur ces douces brises bahaméennes pour chasser de nos têtes la brume des
marais.
    — C’est mon espoir le plus fervent. »
    Liberty dévisagea son grand-père, le souffle coupé,
incapable de dissimuler une expression complexe d’amère incrédulité.
    « On a du mal à croire, médita M. Fripp en
cueillant distraitement un lambeau de coton d’une balle toute proche, que ce
néant végétal si léger puisse provoquer tant de douleur et de désolation. Voici
tout ce qui reste d’Arcadia, ajouta-t-il en roulant le coton entre ses doigts.
Les Yankees, j’imagine, raseront l’endroit jusqu’à ses fondations, et une fois
que j’aurai vendu ce chargement à un grossiste, tous les liens matériels avec
le domaine familial seront à jamais rompus. » Ses yeux soudain humides
menaçaient de déborder. « Et franchement, messieurs, je ne suis pas sûr
que ma chère épouse puisse supporter une heure de plus d’être confinée dans ce
tub de métal cahotant. J’ai interrogé le capitaine à maintes reprises pour
obtenir au moins une estimation de notre date d’arrivée, mais chaque fois il
m’a donné un jour et une heure différents.
    — Ne vous préoccupez plus de cet insupportable Wallace,
conseilla Maury. S’il n’y prête pas garde, il va bientôt se retrouver à piloter
une péniche sur le Styx. Vous avez ma parole : nous atteindrons la
destination promise plus tôt que prévu, et ce sera pour tous une heureuse
surprise.
    — Merci, monsieur ! s’exclama M. Fripp en lui
secouant vigoureusement la main. Vos paroles m’allègent d’un poids oppressant
et sans cesse renouvelé. D’ailleurs, permettez-moi d’ajouter que votre simple
présence à bord nous donne de la force à tous.
    — Le destin, monsieur Fripp, n’est pas toujours
contraire. La Divinité, dans sa munificence obscure, m’a guidé jusqu’à ce
navire, et je ne doute pas que le Seigneur conduira à bon port chacune de nos
âmes bénies.
    — Je suis sûr que vous dites vrai, monsieur Maury.
Veuillez excuser mes doléances et mes angoisses puériles. Il n’est pas fréquent
de tomber sur un chrétien aux convictions aussi granitiques. Votre exemple fait
de nous tous des infidèles.
    — Je ne suis qu’un pion entre les doigts bienveillants
d’une Main supérieure.
    — Autant vous l’avouer, monsieur Maury : dès notre
première rencontre, M me  Fripp a su déceler l’éclat de piété qui
rayonnait de votre physionomie, et M me  Fripp est une femme
extrêmement dévote dont l’aptitude à détecter le divin chez autrui est proprement
sans pareille.
    — Une dame aux multiples talents, commenta Maury.
    — Tout à fait. Et elle sera ravie d’entendre votre
estimation si rassurante de notre position présente et de notre probable
avenir. En fait, je ne serais pas du tout surpris qu’elle délaisse aussitôt son
lit et son seau pour nous rejoindre à déjeuner.
    — Je ne voudrais pas qu’à cause de moi la pauvre femme
se croie en meilleure santé qu’elle ne

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