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La polka des bâtards

La polka des bâtards

Titel: La polka des bâtards Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Stephen Wright
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quiconque, vivant ou mort, ne quitte cette
pièce. » Et son bras, qui s’apprêtait à frapper encore, fut brusquement
immobilisé en plein vol par la poigne de Liberty.
    « Ça suffit, dit ce dernier en fixant sans frémir le
cœur ranci de rage de son Grand-père. Combien de violence nous faudra-t-il
encore endurer ? N’est-il pas évident que ce malheureux dormait quand
s’est produite cette horrible tragédie ?
    — Monsieur Fish, l’avertit Maury en lui saisissant le
poignet, si vous n’avez pas l’obligeance de retirer votre main de ma personne,
je vais devoir la retirer moi-même.
    — Écoutez, faisons comme si l’œuvre de la civilisation
avait effectivement eu une influence bénéfique sur notre culture barbare, et
retirons nos mains de leurs cibles, qu’elles soient noires ou blanches,
d’accord ? »
    D’un air méfiant, sans rompre la ligne de mire qui les liait
l’un à l’autre, grand-père et petit-fils se dissocièrent physiquement et
reculèrent d’un pas prudent.
    « Faut-il vous rappeler, dit Maury, que cet homme est
ma propriété et que je ferai de lui ce qu’il me plaît ?
    — Non, vous n’en ferez rien, répondit Liberty, le
muscle de sa langue fortifiant chaque syllabe.
    — Ne me parlez pas comme à un cueilleur demeuré. La dernière
personne qui a osé me parler sur ce ton a passé un mois au lit, à dorloter ses
fractures et à cracher ses dents.
    — Je ne veux pas me battre avec vous, Grand-père.
    — J’aurais dû savoir que, toi aussi, tu me trahirais.
Entre ta mère et ce maudit sang yankee qui coule dans tes veines… » Son
œil restait obstinément fixé sur l’anatomie de la jeune fille négligemment
couchée, et parcourait méthodiquement collines et vallons de sa chair bientôt
froide, comme s’il cherchait quelque introuvable réconfort à l’extinction de ce
spécimen rare, dernière de son espèce, perdue à jamais. « Le monde entier
est corrompu », finit-il par proclamer. Puis, sans même un regard, il
ordonna à Liberty de se présenter au capitaine Wallace pour l’informer de
« l’incident survenu dans cette cellule de fer ».
     
    À l’aube, le capitaine Wallace et les membres disponibles de
l’équipage organisèrent une brève cérémonie pour Tempie, dont la dépouille
avait été cousue dans un sac à farine pour être solennellement confiée à la
mer. Liberty parla d’une jeune fille qu’il ne connaissait pas bien, mais qu’il
comprenait assez pour savoir que dès sa naissance elle avait été injustement
condamnée à une vie si étriquée que, littéralement, elle ne pouvait faire un
mouvement sans s’écorcher les membres, sans s’égratigner l’âme, et peut-être
après tout était-il approprié que, lorsque enfin elle chercha la mort, celle-ci
fût conviée à apparaître en pleine mer, où, dans le flot sans limites de ciel
et d’eau, il n’y avait plus d’obstacle visible, mais assez de clarté et
d’espace pour que cet esprit troublé retrouve sa demeure.
    Ranimée de son lit de souffrances par la perspective de
funérailles, M me  Fripp se diagnostiqua suffisamment remise pour
s’aventurer sur le pont et se lancer avec enthousiasme dans une interprétation
légèrement discordante mais néanmoins vigoureuse du cantique préféré de son
enfance, que lui avait enseigné personnellement sa Mama Silvey quand elle
n’avait que cinq ans : « Adieu, jusqu’à nos retrouvailles au royaume
des cieux ».
    Maury, naturellement, refusa d’assister au service
religieux, préférant ruminer dans sa cabine avec pour compagnie un Monday
contusionné et mutique ; au retour de Liberty, sans raison ni préambule,
il ouvrit la bouche et se mit à parler, comme si un torrent souterrain de mots
le parcourait depuis quelque temps déjà et se trouvait, par hasard, à cet
instant, jaillir au grand jour. « Tout est parti en cendres, tout, toi,
moi, Ida, Redemption Hall, toutes les belles images, disparu, tout ça, et
peut-être que notre splendeur n’a jamais été que cela, un cortège de belles
images que nous avons prises, pauvres fous abusés, pour la réalité qu’elles
dépeignaient.
    « Je suis resté ancré ici toute la matinée, mon garçon,
à méditer, à réfléchir sur cette balle de coton, pendant tellement d’heures que
j’ai fini par saisir que cet objet précis, en fait, n’est pas du tout une
“balle”, mais tout autre chose. C’est un… c’est… Je ne sais pas ce que
c’est. »

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