La polka des bâtards
décès.
— Vous et Grand-mère.
— Mais nous n’étions même pas présents.
— Si, vous étiez là. Vous êtes toujours restés à ses
côtés, où qu’elle aille, quoi qu’elle fasse.
— C’était une forte tête, vous savez. Impossible de la
retenir.
— Elle était déjà enchaînée bien avant de vous quitter.
— Elle a fait de son mieux pour briser ses chaînes.
— Mais pas toutes, Grand-père, pas toutes. »
Maury s’autorisa un long soupir audible, comme si un plein
soufflet d’air frais ventilait les cavités de son crâne ; lentement, son
regard chemina vers le haut, feignant d’inspecter les murs renflés de ce puits
qui les encerclait, puis montant jusqu’au rectangle de ciel bleu immaculé
au-dessus de sa tête, où son attention s’attarda comme s’il attendait
l’apparition de quelque objet, n’importe lequel, un nuage, une mouette, un
boulet de canon, qui troublerait la perfection inerte de tout ce vide
incalculable. « Je ne saurais vous dire, finit-il par dire, combien elle
m’a cruellement manqué durant toutes ces tristes années perdues. Quelle fille
merveilleuse et vivante elle était !
— Pourquoi n’êtes-vous jamais venu lui rendre
visite ?
— J’étais en colère. Elle m’avait trahi.
— Peut-être simplement s’accrochait-elle au sens
profond des vertus que vous lui aviez inculquées. Peut-être se contentait-elle
d’obéir à son cœur. »
Maury réagit par un grognement sceptique. « Le cœur ne
peut conduire qu’à la catastrophe, dans les fragments coupants de ce monde
éclaté. C’était une enfant, qui n’avait aucune idée des vents dominants en
cette vie.
— Mais son idée était peut-être plus juste que la
vôtre, que toutes celles que vous pourriez nourrir.
— Il suffit ! décréta Maury en levant la paume. Je
n’aborderai plus ce sujet avec vous. Vous-même n’êtes qu’un enfant.
— Ah ! mugit le jovial M. G. D. Fripp
surgissant du coton, apparemment remis des sarcasmes et affronts qu’il avait pu
endurer au dîner. C’est donc là que vous étiez cachés, tous les deux. Quand je
ne vous ai pas trouvés dans votre cabine, j’ai su que je n’aurais qu’à suivre
le son de voix discordantes. Je vois que le Grand Débat se poursuit.
— En quelque sorte, répliqua sèchement Maury.
— Acceptez donc un soupçon de conseil d’un orateur de
banc public un peu obsolète : moi-même, de temps en temps, j’apprécie une
bonne engueulade métaphysique autant que n’importe quel corniaud, mais pourquoi
toujours passer la charrue dans le même sillon épuisé, au risque d’attraper des
coups de soleil et des ampoules, et tout ça pour rien ? En ce qui concerne
la controverse du jour, il semble bien, que cela vous plaise ou non – et
personne n’abhorre ce dénouement plus que moi –, que messieurs Grant et
Sherman aient présenté leurs arguments de manière concluante et définitive.
— Ils n’ont rien conclu du tout, gronda Maury.
— Oh, j’aimerais tant que vous disiez vrai, monsieur
Maury, sincèrement ! Mais quel résultat, quand, dans la plénitude de
l’âge, la tête à peine posée sur l’oreiller, vous risquez une nuit interminable
de sueurs froides, de convulsions, de cauchemars fondant comme des vautours
pour se repaître de souvenirs que je préférerais voir enterrés à jamais !
— C’est charmant, répondit Maury en cherchant un moyen
poli de contourner l’embonpoint de Fripp. Mais mon petit-fils et moi-même
devons regagner notre cabine. Les serviteurs sont seuls depuis trop longtemps.
— Non, ne partez pas, je vous en prie. Je suis resté
cloîtré des heures avec une femme malade qui ne supporte plus le son de ma
voix. Et cette nuit, j’ai encore été visité » – il se pencha pour
murmurer en confidence – « par un de ces rêves.
— Nous serions ravis de l’entendre, suggéra Liberty en
évitant le regard caustique de son grand-père.
— Merci, monsieur Fish. J’ai constaté que, si on ne
purge pas régulièrement le cerveau de son excès de rêves, certains symptômes
inquiétants, de nature franchement incontrôlable, tendent à proliférer comme
des parasites dans le coton. Voici donc quel est mon rêve, qui veille à mon
chevet depuis déjà bien trop d’années. La scène est toujours la même. Je suis
enfant, à Arcadia, il y a quarante, voire cinquante étés de cela, et c’est
toujours le matin, le jour n’a pas encore
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