La polka des bâtards
jouer
un rôle devant nous.
— Mais c’est justement le cas, interrompit Roxana.
— Roxana ! s’écria Mère. Si tu recommences à nous
infliger un prêche, j’aime autant que tu ailles dîner dans ta chambre.
— Je suis tentée de vous prendre au mot. » Et elle
repoussa sa chaise dans un crissement spectaculaire.
« Reste où tu es, lui ordonna Père. Je ne tolérerai pas
qu’un de mes enfants engloutisse sa nourriture en privé comme un prisonnier
dans sa cellule.
— Et pourquoi pas ? C’est exactement ce que je
ressens, ce que j’ai toujours ressenti ici.
— Grands dieux ! s’exclama Saxby, son sourire
toujours en place, mais moins rayonnant. Que s’est-il passé pendant mon
absence ?
— Roxana est devenue abolitionniste, expliqua Val, qui
jusqu’alors mâchonnait consciencieusement son plat tandis que la conversation
déferlait autour de lui.
— Ce n’est pas vrai ! aboya Mère.
— Je refuse qu’on prononce ce mot sous mon toit, dit
Père.
— Et pourquoi pas ? rétorqua Roxana. J’en ai
entendu de bien pires à cette table : tous les mots les plus abjects que
la langue ait jamais créés.
— On ne prononcera pas celui-là, expliqua Père, parce
que je l’interdis.
— Vous avez interdit bien des choses qui n’en
continuent pas moins de se produire. Racontez un peu à Saxby l’histoire de
Nicodemus et de M. Dray.
— Non, fit Mère. On ne parle pas de ces choses-là à
table.
— J’aimerais bien qu’un jour on m’explique de quoi l’on
peut parler à table. »
Sally entra, posa un saladier de pommes de terre bouillies
et ressortit sans regarder personne. Aussitôt, Mère tendit la main, tâta chaque
tubercule fumant puis, brusquement, saisit le saladier et le fracassa contre le
mur, dans un déluge de porcelaine et de pommes de terre. « Sally !
hurla-t-elle. Espèce de sale chienne ! Viens ici, négresse, et nettoie ces
saletés ! »
Après un long moment de silence absolu, la porte se rouvrit,
et Sally entra avec un balai à franges, un torchon graisseux et un seau d’eau,
et, toujours sans un mot, sans regarder personne, elle entreprit d’essuyer la
tache au mur, qui semblait gagner en taille à mesure qu’elle frottait.
« Sally, déclara Mère sans même daigner se tourner vers
elle, ces pommes de terre étaient à moitié crues. Je veux qu’on m’en apporte un
autre saladier immédiatement, et je veux qu’elles soient correctement cuites.
C’est compris ? »
Sally poussait vers la porte, à coups de balai, la pile de
déchets poisseux. « Oui, Maîtresse », répondit-elle en sortant,
toujours précédée de ces détritus.
« Il ne fallait pas vous donner cette peine pour moi,
dit Roxana. J’ai perdu tout mon appétit.
— Jeune fille, cela va peut-être te surprendre, mais il
n’y a pas que toi dans cette famille.
— Et comment pourrais-je l’oublier ? Vous me le
rappelez tous les jours. »
Soudain, Père frappa du poing sur la table, faisant trembler
les couverts. « Ça suffit, maintenant ! Je ne veux plus rien
entendre, de personne. Lorsque nous nous réunissons à cette table, ce devrait
être un instant de paix et d’action de grâces, non une cause d’indigestion
générale.
— Dans ce cas, vous allez avoir la paix, déclara Roxana
en se levant de sa chaise. C’est l’heure de la réunion.
— Oh, Seigneur », gémit Mère.
Roxana prit sa bible, qu’elle tint blottie contre son sein à
deux mains.
« Tu es sûre que tu as assez de force pour la porter
toute seule ? demanda Saxby, qui une fois de plus s’adressait autant à la
tablée qu’à sa sœur.
— Saxby, j’ai l’impression que tu n’as appris qu’une
seule chose dans ton école, si chic qu’elle soit : l’art de te lisser la
moustache. » Elle tourna les talons et quitta la pièce d’un pas vif.
« Quelle réunion ? entendit-elle son frère
demander tandis qu’elle traversait le vestibule. De quoi
s’agit-il ? »
Roxana sortit et s’enfonça dans la nuit. Le ciel était
clair, vibrant, illuminé d’un million d’étoiles. Elle entendait les grillons et
les crapauds donner de la voix, et un chien hurler au loin, et chaque son
semblait occuper sa juste place dans un ordre à la fois mystérieux et exact.
Guidée par le clair de lune, elle gagna les quartiers des esclaves. Des perrons
et des seuils ombreux lui parvenaient parfois des voix douces et
plaisantes : « B’soir, Miss Roxana. » Elle avait
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