La polka des bâtards
soupir, jeta un coup d’œil à la pendule. « Onze
heures passées, dit-elle.
— Oui, dit Roxana. Il se fait tard.
— Je crois que je vais aller me coucher.
— Oui. Je devrais en faire autant. »
Elles ramassèrent leurs affaires, quittèrent le salon et
montèrent l’escalier ensemble ; à l’étage, elles s’arrêtèrent pour se
souhaiter bonne nuit avant de se retirer dans leurs chambres respectives.
Roxana se déshabilla, enfila sa chemise de nuit et se coucha, tout à fait réveillée ;
elle rumina ses pensées, puis tenta de ne plus penser, et regarda les ombres
des branches et des feuilles que projetait la lune (le Dr Quake avait raison)
sur les murs et le plafond. Et puis, sans être consciente de la transition,
elle se retrouva dans un rêve, qui avait la couleur et la lumière vive du
jour : elle flâne seule dans une rue de Charleston lorsqu’elle est abordée
par un inconnu vêtu de noir, à la moustache broussailleuse et tout aussi noire.
Il ôte son chapeau, il s’incline poliment et elle sent une rougeur révélatrice
lui enflammer les joues, qui ne fait que s’aggraver lorsqu’il se redresse et la
regarde droit dans ses yeux vulnérables : il a aussi des yeux noirs, deux
globes de noirceur flamboyante, deux balles de mousquet tirées à bout portant
qu’elle reçoit en plein cœur, et elle se sent défaillir quand les lèvres de
l’inconnu s’écartent lentement en un sourire qui révèle ses dents luisantes,
d’une forme horrible, acérées comme des canines de chien, et puis elle se
réveilla terrifiée, dans un martèlement de sabots qui approchaient de la
maison.
Roxana s’arracha à son lit, pieds nus et en chemise, pour se
précipiter au rez-de-chaussée, et parvint dans le vestibule au moment précis où
Père franchissait le seuil, arborant le même masque impassible qu’à son départ,
bien des heures plus tôt. « Tout va bien, la rassura-t-il. Nous l’avons
attrapé.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-elle, craignant
la réponse.
— Ne t’en préoccupe pas, dit Père en accrochant son
chapeau à la patère. Tout est réglé.
— Comment ça, réglé ?
— Ne t’en préoccupe pas, te dis-je. Ces choses-là, ça
ne regarde pas les jeunes filles. Tu devrais être au lit.
— Mais je veux savoir.
— Va te coucher. Je t’en parlerai demain matin.
— Nicodemus… ? Il ne lui est rien
arrivé ? »
Il la prit par les épaules. « Oui, tout est réglé comme
il faut. Et maintenant, mon enfant, tu as besoin de dormir. »
Une fois recouchée, elle ne put trouver ni confort ni repos,
et dès l’aube elle se leva, enfila une robe et, dans une transe de langueur, elle
descendit à la cuisine.
Sally préparait le petit déjeuner. « Qu’est-ce qui vous
arrive, Mam’zelle ? demanda-t-elle. Vous avez les yeux tout rouges et
noirs. C’est à croire que vous n’avez pas fermé l’œil de la nuit.
— C’est bien le cas, je le crains. Où est
Nicodemus ? Qu’est-ce qu’ils ont fait de lui ?
— Ne vous souciez pas de ça. Ce qu’il vous faut, c’est
un bon petit déjeuner. Après, vous vous sentirez mieux.
— Mais je veux savoir ! s’énerva Roxana. Pourquoi
on ne veut pas me dire ? Il est mort ?
— Vous feriez mieux de vous asseoir, Miss Roxana.
Tenez, prenez cette chaise. Je vais vous préparer une bonne omelette.
— Je n’en veux pas. Je veux savoir ce qui s’est passé
hier soir. »
La main de Sally battait les œufs dans un saladier, de plus
en plus vite. « Pourquoi il faut toujours que ce soit moi qui explique à
tout le monde ce qui se passe ici ?
— Parce que tu sais, Sally. Tu sais toujours
tout. Tu connais la vérité et tu n’as pas peur de la dire. N’oublie pas :
la vérité te rendra libre. »
Sally s’interrompit pour dévisager sa jeune maîtresse
blanche d’un air stupéfait. Puis elle rejeta la tête en arrière et éclata de
rire, au point de devoir s’essuyer les yeux sur son tablier. « Seigneur
Jésus ! Je vous jure, cette enfant, elle dit de ces choses, parfois !
La vérité n’a jamais libéré personne dans cette plantation, et elle n’est pas
près de le faire. Les seules choses qui peuvent rendre libre, c’est l’argent et
la mort. Et personne n’a de sous, mais de la mort, ça, on en a à foison, à ne
plus savoir qu’en faire. »
Roxana se taisait, les yeux au sol.
« Oh, allez, Miss Roxana, faut pas faire cette
tête ! Ça ne vous va pas du tout. Vous
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