La polka des bâtards
Je l’ai vu, et c’est ainsi. Et pour hâter ce matin glorieux, pour
aider l’avènement de ce jubilé, il nous suffit d’aimer Dieu, et de nous aimer les
uns les autres. Est-ce que vous m’entendez ? Aimez Dieu, aimez-vous les
uns les autres. Est-ce que vous croyez en l’Évangile ? Aimez Dieu,
aimez-vous les uns les autres. Est-ce que vous ressentez la vérité du fond du
cœur ? Aimez Dieu, aimez-vous les uns les autres. Amen, a-men. »
Il y eut un silence, une stase absolue où toute vie humaine
parut s’être retirée de la Terre, où régnaient feuille et pierre et toutes les
créatures à poil et à plumes, et où le monde apparut tel qu’il était au
commencement et tel qu’il serait à la fin des temps, lorsque toute l’humanité
serait absorbée par l’esprit et pourrait méditer sur les conséquences de ses
épreuves et de ses agissements terrestres. Et puis une chouette ulula, le
charme fut rompu, et tout redevint comme avant.
Le regard d’Oncle Dan croisa celui de Roxana, et une part de
chacun s’arracha à ses chaînes pour glisser jusqu’à l’autre et le toucher
vraiment, et Oncle Dan dit : « Je crois que nous avons parmi nous ce
soir une visiteuse qui désire s’exprimer. »
Et, sans impulsion ni volonté propre, Roxana se mit à
secouer la tête lentement, imperceptiblement, de gauche à droite et de droite à
gauche. Non, elle ne pourrait pas, non, je vous en prie, ne me forcez pas à
faire ça. Mais jamais les yeux d’Oncle Dan ne la quittèrent, ne fût-ce qu’une
seconde, jamais ils ne s’égarèrent au risque de rompre le lien qui les unissait
en ce lieu et en cet instant. Et puis il tendit les mains et elle ne put se
retenir plus longtemps ; elle se releva, simplement, comme si elle obéissait
à un ordre irrésistible, et dériva vers le centre du cercle où elle
s’agenouilla docilement dans la poussière à côté d’Oncle Dan. Elle sentait une
troupe d’yeux braqués sur elle, et son esprit s’éteignit comme une chandelle
soufflée par le vent, et lorsque enfin elle osa croiser ne serait-ce que
quelques regards, d’ailleurs bienveillants, elle ne parvint qu’à dire :
« Je vous demande pardon », et les mots avaient à peine pris forme
qu’elle se releva, traversa en titubant la foule qui s’écartait en silence, et
puis elle se mit à courir et bientôt elle retrouvait le refuge de sa chambre,
et elle eut beau allumer une lampe, puis une autre, cet endroit familier,
intime, d’habitude si réconfortant, restait plongé dans l’ombre comme si elle
avait rapporté un peu de la nuit avec elle, et si elle dormit elle n’en garda
aucun souvenir, et toute la journée du lendemain elle erra comme soumise à une
séance d’hypnose, se traîna comme si elle couvait une maladie grave. Elle avait
le teint pâle et elle ne parlait pas.
Père fit savoir parmi les esclaves qu’à dater de ce jour
toute réunion de prière était interdite. Mère décréta que cette année Roxana et
elle partiraient plus tôt que d’habitude en villégiature à Saratoga, où le
changement de décor et d’atmosphère ferait assurément le plus grand bien à sa
fille. Roxana acquiesça sans protester, comme indifférente au lieu où elle se
trouvait.
La semaine suivante, avant même que mère et fille ne
prennent le paquebot qui les mènerait de Charleston à New York, Roxana eut deux
autres visions mémorables. Dans l’une, elle se voyait, vêtue de lin blanc,
glisser dignement sur un gazon intensément vert. Elle avait l’impression de
faire ce numéro devant des milliers de spectateurs, mais elle ne voyait
personne. Elle devait impérativement se rendre quelque part, mais soit elle
avait oublié sa destination soit elle ne l’avait jamais connue. Et puis,
brusquement, le sol sous ses pieds se ramollit, ses chaussures commencèrent à
s’enfoncer dans ce qui était devenu une mer de boue visqueuse, jusqu’à ce
qu’elle parvienne à un point où elle ne pouvait plus avancer ni battre en
retraite, et où elle s’engloutissait peu à peu, tentant en vain de se libérer
mais restant toujours bien droite, coincée sans espoir dans ce magma
malfaisant, et elle ouvrit la bouche pour hurler mais, malgré sa langue et sa
gorge encore douées de mouvement, malgré l’air qui s’échappait de sa trachée,
elle n’émettait aucun son, pas le moindre soupir de bruit.
Dans la seconde vision, elle se voyait ramasser des œufs au poulailler,
les rapporter à la maison
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