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La polka des bâtards

La polka des bâtards

Titel: La polka des bâtards Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Stephen Wright
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dans un panier d’osier, et lorsqu’elle les cassa
au-dessus d’un bol sur la table de la cuisine chaque œuf laissa échapper un
torrent de sang, dont l’odeur lourde et intime emplissait ses narines et lui
retournait l’estomac.
    Quand vint l’aube, elle avait à peine dormi, et les cernes
sous ses yeux étaient boursouflés et noirs comme le ciel d’orage. On chargea
leurs bagages dans la calèche et Eben les conduisit à l’embarcadère. Roxana ne
retiendrait, du trajet fluvial jusqu’à Charleston et de la longue croisière
atlantique jusqu’à New York, que le bercement de l’eau, et le bruit incessant
de la voix de sa mère qui battait contre ses tympans comme les vagues
successives. Elle tenait son encombrante bible serrée contre sa poitrine tel un
bouclier, et lorsqu’elle ne regardait pas le vide de l’horizon elle en lisait
des passages, parfois à voix haute.
    Lorsqu’un gentleman, passager du paquebot Creole, lui
demanda poliment si elle pouvait s’abstenir de citer les Écritures au dîner,
elle leva brièvement les yeux vers lui et répondit, non moins poliment :
« Non. » On ne lui adressa plus la parole de toute la traversée. Sa
mère fondait parfois en larmes, s’essuyant les yeux avec un mouchoir de soie
qu’elle gardait dans sa manche. « Je n’aurais jamais cru que Dieu jugerait
bon de m’accabler d’une fille comme toi », remarqua-t-elle froidement un
jour qu’elles étaient assises toutes les deux sur le pont, à regarder les
mouettes plonger pour repêcher les restes qu’un matelot jetait par-dessus le
bastingage.
    « Cela faisait peut-être partie de Son dessein,
répondit Roxana. Pour éveiller votre conscience.
    — Je ne me crois pas tenue de recevoir des leçons de
moralité de ma propre fille, répliqua Mère en se redressant sur son siège. Je
parle à Dieu tous les jours, et c’est plus que suffisant.
    — Et qu’est-ce qu’il vous dit ? demanda Roxana
avec une pointe de curiosité sincère.
    — Il m’instruit et me guide. » Elle dit cela d’un
ton satisfait et sans réplique. « Il commande ma main et mon cœur.
    — Et Il vous commande d’avoir des
esclaves ? »
    Mère dévisagea sa fille d’un air glacial, les lèvres minces
et fermes. « Oui. »
    Elles restèrent ainsi un bon moment, tournées l’une vers
l’autre, telles deux figures modelées dans le même bloc de bois. Enfin Roxana
détourna les yeux. « Ce n’est pas Dieu que vous écoutez.
    — Je ne laisserai personne mettre en question ma
relation personnelle avec le Seigneur. »
    Roxana ne répliqua pas. Elle contempla la mer qui enflait et
désenflait comme la poitrine haletante de quelque créature.
    Durant le reste de la traversée, elles discutèrent
courtoisement, mais évitèrent tout sujet plus sérieux que le menu du déjeuner,
le choix d’une tenue, le paysage côtier, etc. À New York, elles prirent la
malle pour Albany et remontèrent l’Hudson avec un groupe de commerçants yankees
qui parlaient obsessionnellement d’argent, et Mère fit remarquer qu’on se
serait cru dans une étable remplie de pourceaux voraces. La diligence qui les
emmena d’Albany à Saratoga était bondée : hormis elles deux, il n’y avait
que des hommes, qui tous fumaient ou chiquaient, emplissant la cabine d’un
nuage d’effluves écœurants, recouvrant le sol d’une couche épaisse de crachats
bruns qui tanguait au rythme de la diligence, tachant leurs chaussures et le
bas de leur robe. Lorsqu’elles arrivèrent enfin au Congress Hotel de Saratoga,
Mère était tellement épuisée par les émotions du voyage qu’elle dut aussitôt se
retirer dans sa chambre pour prendre son médicament et faire une sieste. Elle
avertit Roxana qu’elle pouvait faire ce qu’elle voulait, mais que les hommes,
particulièrement les Yankees, devaient toujours être considérés avec la plus
grande suspicion.
    Roxana trouva dans le hall un fauteuil libre où elle put
s’installer, sa bible sur les genoux, et se repaître du prodigieux spectacle
des clients de passage. Chaque fois qu’on lui demandait si elle avait besoin
d’aide, elle se contentait de répondre que non, tout allait bien, elle
attendait simplement sa mère. Si l’hôtel lui paraissait plus petit que les
années précédentes, la clientèle n’avait guère changé : les nantis du Nord
comme du Sud. Elle fut saluée par plusieurs Charlestoniens et en reconnut
plusieurs autres qui traversaient le hall, dûment suivis de

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