La polka des bâtards
pas un mot à
leur passage.
« La maîtresse a l’air d’avoir une rude journée,
remarqua Eben en franchissant le portail.
— Oui, Eben. Mais est-ce qu’il y a des journées ici qui
ne soient pas rudes ?
— Ça, c’est la vérité vraie, approuva-t-il en claquant
des rênes pour que les chevaux passent au trot. Vous avez bien raison. »
Sur la droite, les cueilleurs s’affairaient dans les champs,
la plupart à demi nus, et Roxana détourna les yeux. Le ciel était haut, strié
de fins nuages blancs qui masquaient le soleil et conféraient au paysage une
mélancolie assombrie. Il était troublant de constater à quel point ces vues
familières lui paraissaient altérées, comme si ses yeux s’étaient débarrassés
du voile qui les recouvrait, ou comme si elle les avait échangés contre des
yeux neufs et purs.
« Et toi, Eben, comment vas-tu aujourd’hui ?
— Oh, Mam’zelle, aussi mal que d’habitude, j’imagine.
J’ai mes douleurs et j’ai mes souffrances, et elles n’ont pas l’air de vouloir
partir.
— Eben, je crois comprendre exactement ce que tu
ressens.
— C’est vrai, Mam’zelle ?
— Oui.
— En tout cas, j’espère que vous n’aurez jamais à
ressentir la même chose, parce que c’est un sacré fardeau à porter.
— Eben, je regrette tellement que tu aies à supporter
ça !
— Ça me touche beaucoup, Miss Roxana, vraiment. »
À l’approche du carrefour, Eben fit ralentir l’attelage et
s’écria soudain : « Ne regardez pas, Mam’zelle, ne regardez pas.
— Ne pas regarder quoi ?
— Le poteau, là, Mam’zelle, je suis vraiment désolé,
pendant un instant j’ai oublié où on allait. »
C’est alors qu’elle le vit, le poteau planté dans le sol au
croisement des routes, pour que les voyageurs arrivant des quatre points
cardinaux prennent le temps d’en méditer la leçon : car fichée au sommet,
tel un fleuron criard sculpté sur un piquet, il y avait une tête humaine, déjà
si altérée et érodée que Roxana mit du temps à comprendre que cet objet
lugubre, aux yeux et au nez rongés par les oiseaux, à la peau en lambeaux
dévoilant les os blancs, à la bouche béante et aux lèvres retroussées en un
hideux sourire tout en dents, n’était autre que Nicodemus, l’homme qui lui
avait appris à jouer du violon, qui riait à ses blagues et à ses bêtises, qui,
quand la rivière en crue avait inondé le domaine et la maison, l’avait portée
sur ses épaules jusqu’en lieu sûr, et tandis qu’Eben faisait pivoter
fébrilement l’attelage vers la route de Boynton la tête parut pivoter à son
tour, fixant Roxana de ses orbites vides, et Roxana se mit à hurler et rien ne
pouvait l’arrêter, ni Eben ni personne, c’était donc ça le monde, son monde, et
ces cris marquaient la naissance de Roxana, qui enfin venait au monde.
13
Roxana prit l’habitude de ne plus se déplacer sans une bible
que Grand-mère Octavia avait rapportée d’Europe bien des années plus tôt, un
grand livre épais doré sur tranches et relié de cuir ouvragé qui, à la table
familiale, occupait un espace considérable à côté de son assiette, et trônait
pendant tout le repas tel un objet étranger et menaçant que personne n’osait
mentionner ni même regarder. Mais lorsque son grand frère Saxby, dont la
relation avec Roxana consistait depuis sa plus tendre enfance à la taquiner
gentiment, revint du pensionnat, il fut moins aisé de contenir sa disposition
naturelle.
« Alors, Roxana, commença-t-il, avec l’air d’un homme
qui passait beaucoup de temps à se mirer dans la glace, j’ai cru comprendre
qu’en mon absence tu étais devenue une véritable théologienne.
— Un exemple que je te recommande instamment de suivre,
mon cher frère.
— Je n’ai pas ouvert une bible depuis l’âge de douze
ans, claironna-t-il. Ni aucun autre livre, d’ailleurs. » Il se pencha,
regarda la tablée et éclata d’un rire sonore.
« Franchement, Saxby, intervint Mère, j’aimerais que tu
apprennes à te tenir. Tes éclats et tes débordements font souvent mauvaise
impression.
— Auprès de qui ? De vous ? De Père ? De
mes frères et sœur ? Ou serait-ce les serviteurs qu’il ne faut pas
offusquer ? C’est ça ? Sommes-nous censés jouer la comédie, pour que
nos gens n’aient pas une mauvaise opinion de nous ? J’ai l’impression que
dans cette plantation tout marche à l’envers. Ce serait plutôt à eux de
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