La Poussière Des Corons
chagrin :
— Ne pleure pas, Madeleine. Il ne faut pas être
triste, je suis heureuse et soulagée de partir. Le seul problème, c’est Pierre,
je le sais bien. Il restera seul… Je te le confie, Madeleine, prends bien soin
de lui. Il t’aime comme sa fille, et je sais que tu seras bonne avec lui… Va le
chercher, et laisse-nous seuls un instant. Ensuite, tu iras demander à Anna qu’elle
m’apporte mon petit-fils. J’aurais bien aimé revoir Jean, avant de partir, mais,
avec cette guerre… Embrasse-moi, Madeleine, je te remercie d’être une bonne
épouse pour mon Charles…
Je me suis penchée vers elle, je l’ai embrassée, avec
tendresse, avec désespoir. Elle me serra dans ses bras, un instant, puis me
repoussa :
— Va, ma fille, et envoie-moi Pierre.
Je suis sortie de la chambre, suffoquant de chagrin. À Pierre,
dans la cuisine, je dis :
— Allez la rejoindre, elle vous demande…
Il se leva, s’approcha, regardant mon visage baigné de
larmes. Il tendit vers moi une main, d’un air désemparé :
— Madeleine, murmura-t-il, et mon nom ressemblait
à une plainte.
Je me jetai contre lui, et nous nous sommes accrochés l’un à
l’autre. Le premier, Pierre s’écarta :
— Je vais la voir, dit-il.
Et je l’entendis ajouter tout bas, dans un souffle :
— Ma Jeanne…
Il eut une sorte de sanglot, et je le regardai, impuissante,
se diriger vers la chambre d’une allure titubante, heurtée, l’allure d’un homme
malheureux et accablé par le désespoir.
Elle mourut le surlendemain. Elle partit paisible, assurée d’aller
rejoindre ses deux enfants qui l’attendaient. Une dernière fois, elle m’avait
confié Pierre, et, une dernière fois, avait réclamé Jean. Jean qui, quelque
part sur le front, ignorait que sa grand-mère se mourait. Et même s’il l’avait
su, qu’aurait-il pu faire ? Aurait-il eu seulement la permission de venir ?
Avec les voisines, je fis la toilette de Jeanne. Lorsqu’elle
reposa, les mains jointes, sur le lit, je remarquai la profonde sérénité de son
visage. Je ne pus m’empêcher de penser qu’elle avait réellement retrouvé ses
enfants dont l’absence cruelle et définitive l’avait menée peu à peu vers la
mort.
Les gens du coron défilèrent, venant rendre un dernier
hommage à une femme que tous estimaient. Pierre, hébété, semblait être plus
désorienté que jamais. Quant à Charles, son désespoir me fit mal. Pour la
première fois de ma vie, je le vis s’effondrer et pleurer comme un enfant. Désemparée
devant l’explosion d’un chagrin si intense qu’il en était inconsolable, je n’ai
pu que m’approcher de lui, lui caresser les cheveux, et pleurer, moi aussi.
Toute la famille vint assister à l’enterrement, à l’exception
de Jean.
Charles marchait la tête baissée, profondément abattu. Le
frère de Jeanne, qui venait de perdre l’un de ses fils, âgé de quatorze ans, à
la fosse 6 d’Haillicourt, avait des yeux d’halluciné, et l’attitude d’un
homme qui ne parvient pas à réaliser. Pierre, que Georges soutenait, ne valait
guère mieux. Il avait le regard désemparé d’un petit enfant.
Presque tout le coron était là. Quelques-uns, des femmes surtout,
qui avaient bien connu Jeanne, pleuraient. Ma mère, sa meilleure amie, ne se
consolait pas :
— Elle va me manquer, me disait-elle. C’était mon
amie, nous nous confiions toutes nos peines, nous étions très proches. Je serai
un peu plus seule, dorénavant.
Je protestai :
— Voyons, maman, je suis là !
Elle ne répondait pas, et je savais que je ne l’avais pas
convaincue.
Il fallut apprendre à réorganiser notre vie, malgré l’absence
de Jeanne. À tour de rôle, Anna et moi allions, un jour sur deux, nous occuper
de Pierre, lui faire son ménage, lui préparer son repas. Je lui avais proposé
de venir chez nous quelque temps, il pourrait loger dans la chambre de Jean, qui
était absent. Mais il avait refusé :
— Non, merci. Tu es gentille de me le proposer, mais
je préfère rester chez moi. C’est ici que j’ai vécu avec Jeanne. Si je partais,
il me semblerait que je l’abandonne…
Il s’était détourné, essayant, avec une sorte de pudeur
désespérée, de me cacher son chagrin.
Un jour du mois de juillet, je vis arriver Juliette, pâle, les
yeux rougis, avec un air catastrophé. Tout de suite, elle dit :
— Il fallait que je vienne. Après tout, tu l’as
aimé aussi, et moi je
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