La Poussière Des Corons
même mois, le 13 décembre 1944, les Houillères du Nord et
du Pas-de-Calais furent nationalisées. Tous les mineurs, dans le coron, en
discutaient, s’interrogeant sur ce que cela allait leur apporter. L’avis
général était que ce serait mieux qu’avant.
— C’est un progrès, m’expliqua Charles, nous ne
dépendrons plus des compagnies qui agissaient injustement et licenciaient sans
raison.
C’était un inconvénient de plus qui disparaissait. Après
tant d’années noires, une clarté s’annonçait, promettait, en plus de la liberté
de vivre, la liberté dans le travail. Était-ce vraiment le début d’un monde
meilleur ?
Pour la première fois depuis quatre ans, nous avons passé un
Noël calme, heureux. Conformément aux instructions du nouveau gouvernement, un
arbre de Noël fut organisé en faveur des enfants des écoles et des enfants de
prisonniers, déportés, fusillés et victimes de guerre. Le samedi 30 décembre, il
y eut une distribution de brioches et de chocolat pour ceux qui avaient moins
de cinq ans. Paul, âgé de quatre ans, reçut une invitation, qui rappelait que
Pierre, son grand-père, avait été fusillé par les Allemands.
Il revint, heureux, les mains et les joues barbouillées de
chocolat, friandise d’autant plus appréciée qu’elle était rarissime. En le
voyant, si insouciant, trop jeune pour comprendre à quoi il devait ce chocolat
et ces brioches qu’il serrait contre son cœur, je me promis que je lui
raconterais, plus tard, le drame qui avait bouleversé nos vies et la mort
injuste et cruelle qu’avait connue son grand-père.
Avec l’année 1945 arrivèrent plusieurs changements. D’abord,
des comités de libération se formèrent, et les résistants voulurent rendre
justice à leurs camarades arrêtés et déportés. Les dénonciateurs, les
indicateurs de la Gestapo furent emprisonnés et jugés. Certains furent fusillés,
et, dans le coron, Albert Darent fut de ceux-là. Charles me l’annonça un soir :
— Albert Darent a été fusillé hier par les
résistants. Ils ont établi la preuve qu’il a dénoncé plusieurs de leurs
camarades, qui ont été arrêtés à cause de lui. Il est responsable de leur mort.
— Ainsi, c’est vrai, il a dénoncé… Quelle horreur !
Comment un Français peut-il, délibérément, envoyer à la mort un autre Français ?
Je n’arrive pas à comprendre…
— C’était un sale type, tu le sais. Il salissait
tout, il ne pensait qu’à faire du tort aux autres. Dès le début de l’occupation,
il a collaboré avec les Allemands. Sa mort ne fera de peine à personne, je
crois bien. C’est un acte de justice, rien d’autre.
J’étais tout à fait d’accord. Je dois même avouer que je
ressentais un certain soulagement à l’idée que nous étions débarrassés de lui, et
qu’il ne viendrait plus, désormais, démolir ma vie.
Notre poste de T.S.F. nous apprenait le recul des troupes
allemandes en Pologne, en Autriche. Il nous apprit l’exécution de Mussolini, le
suicide de Hitler qui, après avoir fait le rêve fou de dominer l’Europe, n’avait
pu supporter sa défaite.
Le lundi 7 mai, ce fut la capitulation allemande à Reims. Le
lendemain 8 mai, le général de Gaulle adressa un message à la France. Nous l’avons
écouté, gravement, religieusement. Nous étions conscients de vivre un grand
moment, qui marquait la fin du cataclysme meurtrier qui avait secoué toute l’Europe.
Ce même mois, je votai pour la première fois de ma vie, à l’occasion
des élections municipales. L’année précédente, une loi avait décidé le droit de
vote pour les femmes. Cela me rendit, je crois bien, plus embarrassée que fière.
J’avoue sincèrement que je n’y connaissais rien et que je suivis l’avis de
Charles quant au choix du candidat. Ma main trembla lorsque je mis l’enveloppe
dans l’urne. Je n’arrivais pas à réaliser vraiment que nous, les femmes, nous
devions donner notre avis. La politique, n’était-ce pas plutôt une histoire d’hommes ?
— Pourquoi mêler les femmes à tout cela ? avait
dit ma mère, résolument rétrograde. De mon temps, les femmes ne votaient pas, et
on ne s’en portait pas plus mal. Je ne voterai pas, je laisse ça aux hommes.
Je n’avais pas répondu. Je la comprenais. Mais il était bien,
aussi, de nous faire participer à la vie du pays. Je pressentais obscurément
que ce n’était qu’un début à d’autres progrès, que la fin de la
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