La Poussière Des Corons
crois-tu pas ?
Il me sourit, ses yeux bleus remplis de tendresse :
— Tu vois, c’est très bien ainsi. Cela m’évite
une longue agonie, je mourrai plus vite et souffrirai moins longtemps. Il ne
faut pas pleurer, Madeleine. Promets-moi de ne pas pleurer. Je vais rejoindre
Jeanne, je suis heureux. Qu’était ma vie sans elle, alors que j’étais devenu
presque impotent ? Le sort a bien fait de me choisir. – Sa voix s’enroua
un peu. – Tu diras adieu de ma part à Charles, et à Georges… et à Jean, et
tu embrasseras Paul pour moi.
Il me serra contre lui, avec une douceur et un amour infinis.
Je n’étais plus qu’une peine immense, je ne pouvais pas prononcer un mot, je ne
pouvais que le regarder, à travers un écran de larmes.
Il se tourna vers les deux Allemands qui, près de la porte, aussi
impassibles que des statues, n’avaient pas bougé :
— Messieurs, dit-il, je suis prêt.
Ils l’encadrèrent, et ils sortirent. Debout sur le seuil, je
les regardai partir. Dans la rue, tout le monde était dehors, et observait, dans
un silence hostile, les deux Allemands qui emmenaient vers la mort un vieil
homme aux cheveux blancs, qui marchait la tête haute et s’efforçait de lutter
contre l’essoufflement de ses poumons usés.
Malade de douleur, de révolte, d’impuissance, j’ai appuyé ma
tête dans mon bras replié contre le mur, et j’ai sangloté éperdument, incapable
de vaincre l’atroce souffrance qui me déchirait et me donnait envie de hurler.
*
Quand Charles revint, le soir, de la mine, il savait déjà
tout, et il était comme fou. Il entra dans la cuisine, à la fois accablé et
furieux :
— Mon père, ils ont osé emmener mon père ! Un
pauvre homme, vieux, malade, qui ne faisait de mal à personne ! Ce sont
des assassins, des assassins !
Robert, le père de Marcelle, qui était entré avec Charles, fit
un geste d’apaisement :
— Tais-toi, Charles, ne crie pas si fort ! Ça
ne sert à rien, et s’ils t’entendaient…
Charles, outré, empli de révolte, me regarda, vit mes yeux
rougis, mes lèvres tremblantes :
— Je ne peux pas supporter une telle injustice, une
telle cruauté. Je vais chez François, voir ce qu’on peut faire.
François, c’était le délégué du syndicat. Il défendait les
intérêts des mineurs et résolvait leurs problèmes, mais devant un problème d’une
telle envergure, que pourrait-il faire ?
Charles sortit. Robert, impuissant, me regarda :
— Saloperie de guerre, murmura-t-il.
Il partit à son tour, la tête basse, le dos voûté, et je
restai seule, attendant le retour de Charles.
Quand il revint, je vis le découragement dans ses yeux. Je
compris qu’il ne pourrait rien faire pour sauver son père.
— J’ai vu François, il revenait du bureau de la
Kommandantur. Il était parti demander la libération des otages. Ils ont refusé,
et quand il a insisté, ils ont menacé de l’arrêter. Ils l’ont accusé d’être d’accord
avec les résistants. « Dites à vos camarades de cesser leurs actes
terroristes, et nous ne serons plus obligés de fusiller des otages. C’est vous
seuls qui êtes responsables. Vous avez tout à gagner en vous montrant
raisonnables. »
J’ai essayé de le consoler. Je lui ai rapporté les dernières
paroles de Pierre, et je me suis efforcée de le persuader que cette mort était
pour lui une délivrance. Cela, peut-être, apaisa un peu notre peine, mais ne
réussit pas à apaiser notre révolte. Et notre haine envers eux, les « boches »,
comme nous les appelions, ne fit que s’accentuer.
Et pourtant, il y en avait qui collaboraient avec eux. Il y
en avait qui acceptaient leur domination, leur cruauté, qui espéraient se faire
bien voir en obéissant à leurs exigences, et même en dénonçant leurs camarades.
Nous ne pouvions pas comprendre une telle attitude, à un moment où nous aurions
dû, au contraire, nous montrer étroitement unis.
Catherine, la mère de Marcelle, m’avait dit :
— Tu sais, Madeleine, la grande Eugénie, qui
tient l’épicerie, il paraît qu’elle reçoit des Allemands. Ses voisins ont déjà
vu un officier passer la nuit chez elle, à plusieurs reprises. Si Antoine, son
pauvre mari qui est prisonnier, savait ça…
Cela, après tout, ne me regardait pas, mais c’était quand
même un comportement que je ne pouvais pas admettre. Trahir son mari était déjà
mal, mais le faire, en plus, avec des ennemis me paraissait
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