La Poussière Des Corons
suis tombé, et Henri est tombé sur moi. Après, en relevant la
tête, j’ai vu le sang qui s’élargissait en une grande flaque, sur sa poitrine. J’ai
compris qu’il s’était jeté sur moi pour me protéger, et qu’il avait reçu les
balles à ma place. Les larmes aux yeux, impuissant, je l’ai regardé. Il savait
qu’il allait mourir, et moi aussi je le savais. J’ai gémi : pourquoi, mais
pourquoi ? Il a essayé de me sourire, a dit : c’est la meilleure
chose que j’aie faite de ma vie pour toi, mon fils.
Sa voix s’enroua, et il s’arrêta. Je les imaginais, tous
deux à l’abri d’un mur, avec autour d’eux la guerre, la haine, la mort. Et eux
deux, dans cet enfer, comme un noyau ensoleillé au milieu des ténèbres, eux
deux qu’unissait un amour immense, merveilleux, l’amour dont me parlait M. le
Curé, quand j’étais petite : celui qui fait que l’on donne sa vie pour
ceux qu’on aime.
— Il a cherché ma main, l’a serrée très fort.
« Avant de mourir, m’a-t-il dit, je veux te dire quelque chose, que je
dois t’avouer depuis longtemps. Cela concerne ta mère. Ne lui en veux pas, pardonne-lui,
elle n’était pas coupable. S’il y eut un coupable, ce fut moi. Attends, laisse-moi
t’expliquer… » Et il m’a tout dit, d’une voix de plus en plus faible :
les sorties, les promenades en voiture, et puis le soir du bal. Et sa lâcheté, ensuite.
Il m’a tout avoué, et toi, dans ce qu’il racontait, peu à peu tu n’étais plus
coupable, tu devenais une victime, SA victime. Il m’a parlé de son désir de se
racheter, après, de m’offrir des études, et comment tu avais refusé, puis
accepté. Quand il a eu terminé, très bas, il a dit : « Fais que ma
mort ne soit pas inutile. Pardonne à ta mère, et surtout, aime-la. »
De nouveau, il s’arrêta, la gorge nouée par l’émotion. Je
luttais contre mes larmes. Ainsi, Henri était mort pour sauver son fils. Cet
enfant dont il avait d’abord refusé l’existence, c’était comme s’il lui avait
donné la vie une seconde fois.
— Alors, reprenait Jean, devant lui qui allait
mourir, j’ai compris, et j’ai eu honte de mon intransigeance. Je lui ai promis
de te revenir, et, incapable de parler, il a essayé de me sourire, une dernière
fois. Il est mort sous mes yeux, en serrant mes mains dans les siennes… J’ai eu
une peine immense, je m’étais attaché à lui, j’avais appris à le connaître, à l’aimer.
— Au moins, dis-je, il est mort en ayant ton
amour. Il souffrait tellement de ne pas te connaître, alors que tu étais son
fils. Sa mort n’est pas triste. Il aurait choisi de mourir ainsi, pour toi.
— Oui, c’est vrai, dit Jean, mais j’ai de la
peine.
De la chaise où il était assis, il leva les yeux vers moi, avec
un regard d’enfant désemparé et perdu. J’allai à lui, pris sa tête dans mes
mains et la berçai contre ma poitrine, comme s’il était encore mon petit. Il m’entoura
de ses bras, je posai ma joue sur ses cheveux. Alors son chagrin creva. Je le
serrai davantage contre moi, et le laissai pleurer. Et ses larmes étaient un
adieu, une offrande d’amour à ce père qui, après l’avoir renié, avait donné sa
vie pour le sauver.
Nous sommes allés chez ma mère, sans attendre. Nous ne
voulions pas la laisser plus longtemps en dehors de notre joie. Elle aussi
avait souffert de l’éloignement de Jean, elle aussi serait heureuse de son
retour.
Dans le coron, nous fûmes arrêtés plus d’une fois : tous
ceux qui connaissaient Jean l’interpellaient, venaient lui serrer la main, lui
disaient bonjour avec amitié. Certains, parmi les plus vieux, remarquaient :
— Alors, fieu ! Te voilà enfin revenu !
— Oui, enfin ! répondait Jean. Comme ça a
été long !
— Ah oui, saleté de guerre ! disaient-ils, et
ils crachaient avec hargne.
Nous en profitions pour nous éloigner, avant d’être
interpellés par d’autres. En passant devant la maison où avaient vécu Jeanne et
Pierre, Jean me serra le bras. Une autre famille s’y était déjà installée ;
une maison ne restait pas longtemps inoccupée, dans le coron.
— Je suis triste de penser, dit Jean, que je les
ai quittés sans me douter que je ne les reverrais jamais.
Je lui racontai l’adieu de Pierre. J’avais trié, après sa
mort, les papiers, les vêtements. J’avais retrouvé, précieusement conservées, les
photographies de Jean à un an, de Jean en communiant,
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