La Poussière Des Corons
guerre
marquerait le départ d’une autre ère, plus libérale, plus riche, plus épanouie.
Depuis un mois, les prisonniers de guerre étaient rapatriés.
Je vivais dans une attente fébrile, anxieuse et heureuse à la fois : mon
enfant allait revenir, d’un jour à l’autre il pouvait être là. Ma mère
partageait mon impatience. Charles, plus calme, souriait en disant :
— Bientôt, nous allons pouvoir le serrer dans nos
bras, notre grand fils.
Chaque matin, en me levant, je me disais avec une joie
tremblante :
— C’est peut-être pour aujourd’hui…
Et ce jour arriva, le mercredi 23 mai. Une journée comme les
autres venait de commencer. Charles était parti pour la mine, et, vers sept heures,
je vis s’arrêter devant chez moi la voiture d’Étienne, l’unique chauffeur de
taxi du village, qui était aussi l’un des rares à avoir le téléphone. Je bondis
à la porte, l’ouvris toute grande :
— Étienne ! Que se passe-t-il ?
— Madeleine, vite, habillez-vous ! Jean est
à Lens, il est arrivé ce matin à cinq heures ! Il vient de me téléphoner, il
nous attend au Centre d’accueil des prisonniers.
Pendant une seconde, un éblouissement m’a figée sur place. Puis
je réalisai, et rentrai dans ma cuisine comme une folle, enlevai mon tablier, mis
mon manteau, mes chaussures. Je tremblais d’énervement, de joie, et d’un
bonheur presque insupportable.
Dans la voiture, j’interrogeai Étienne :
— Qu’a-t-il dit ? Comment va-t-il ?
— Il est arrivé en train, depuis Paris. À Lens, le
train n’allait pas plus loin. Il a pensé à me téléphoner, afin qu’on aille le
chercher.
— Il a bien fait ! Vite, vite, Étienne !
Mon Dieu, comme vous roulez lentement !
Excitée et impatiente, je trouvais le trajet interminable.
— Voyons, dit Étienne, ne vous énervez pas !
Nous y sommes bientôt.
Il se mit à me raconter les retours de prisonniers qu’il
connaissait. Son propre neveu était revenu la semaine précédente. J’écoutais à
peine. Tout cela ne me concernait pas. Égoïstement, mon enfant seul m’intéressait.
Il fallut encore traverser la ville de Lens, heureusement
calme à cette heure, avant d’atteindre la gare. Là, une grande animation
régnait. Étienne arrêta la voiture, descendit. Je le suivis. Je me sentais
crispée et inquiète. Dans tout ce monde, comment retrouver Jean ?
Au Centre d’accueil, je les vis. Tous ces hommes en tenue de
prisonnier, qui attendaient. Il y avait aussi des femmes, des enfants. Certains
s’embrassaient, d’autres pleuraient. De nombreuses personnes, comme nous, essayaient
d’avancer dans la cohue, et cela faisait une immense bousculade.
— Je vais aller me renseigner là-bas, au bureau, dit
Étienne. Attendez-moi ici.
Il s’enfonça dans la foule. Je me mis un peu à l’écart. C’est
alors que je l’entendis. Il criait :
— Maman !
Et le ton avec lequel il disait ce mot en faisait un chant d’amour.
Je me retournai, le vis qui venait vers moi. Plus grand que la plupart des
hommes présents, plus viril que dans mon souvenir, c’était mon enfant. J’étais
bien incapable de faire un geste. Dans la foule, nous n’étions plus que deux. Je
retrouvais ses yeux clairs, inchangés, dans lesquels je ne voyais qu’un amour
infini. Un étourdissement me vint ; je me sentis vaciller. Je me retrouvai
blottie contre sa poitrine, étroitement serrée dans ses bras.
L’émotion me faisait trembler, je riais et pleurais en même
temps, et lui, les lèvres dans mes cheveux, d’une voix basse et enrouée, murmurait :
— Maman, maman.
Il se recula, me tenant aux épaules. J’essuyai mes larmes, et
le regardai mieux. Comme il avait grandi, comme il avait changé ! Il n’était
plus l’adolescent dont j’avais gardé l’image, il était devenu un homme. Les
yeux dans les yeux, nous sommes restés ainsi un bon moment, unis par un immense
amour.
Une voix nous ramena à la réalité :
— Vous voilà ! Je vous cherchais.
Jean se retourna, reconnut Étienne. Virilement, ils s’embrassèrent.
— Alors, tu es enfin revenu, dit Étienne. Quel
effet cela te fait-il, de retrouver la France ?
Jean eut un grand geste, comme pour embrasser le monde. Avec
un profond soupir, il murmura :
— Je suis heureux.
Il se tourna vers moi, et ses yeux me disaient tant d’amour…
— Venez, dit Étienne. Partons d’ici.
Nous sommes sortis. Jean me tenait le bras ; mon
bonheur
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