La Poussière Des Corons
cesse :
— Dis, quand est-ce qu’il sera grand ?
Je souriais à son impatience. Je pensais à Jeanne, à Pierre,
qui ne connaîtraient pas cet autre petit-fils. Anna et Georges demandèrent à
Jean d’être le parrain de l’enfant. À l’église, je fus frappée par la gravité
avec laquelle Jean tenait contre lui le bébé. Je pris conscience que mon fils
était maintenant un homme. En le voyant là, le petit Bernard dans les bras, je
réalisais que bientôt viendrait le jour où lui aussi se marierait et aurait, à
son tour, un enfant.
La guerre se termina au mois d’août, après que les
Américains eurent lancé sur Hiroshima et Nagasaki deux bombes atomiques, qui provoquèrent
la capitulation du Japon. Ce fut la fin de la deuxième guerre que j’avais connue.
Elle aussi avait fait des millions de victimes, elle aussi avait détruit des
existences, amené la mort, le désespoir. Et au soulagement que nous ressentions
parce que tout était terminé se mêlait, malgré tout, une incompréhension :
pourquoi tant de souffrances, de destructions ? N’aurait-on pas pu l’éviter ?
Je pensais aux femmes qui avaient perdu leur mari, leur fils. J’avais vu
comment ma mère avait vécu, après la mort de mon père. Elle n’avait plus été
que la moitié d’elle-même. Pour toutes les femmes dans le même cas, la fin de
la guerre n’apportait pas le retour de l’être aimé. Au lieu de se réjouir, elles
ne pouvaient que pleurer.
Dans le coron, l’un de ceux qui avaient été dénoncés par
Albert Darent revint. Il était réduit à l’état effrayant de squelette, et dans
son visage décharné, où la peau se tendait sur les os qui saillaient, les yeux
surtout faisaient mal. Ils faisaient penser à ceux d’un animal traqué, qui a
été battu à mort, qui s’en souvient et qui ne parvient pas à se débarrasser de
sa peur, de son désespoir. Charles, qui avait travaillé à ses côtés au fond de
la mine, alla lui rendre visite. Il revint à la fois abattu et révolté :
— Si tu savais tout ce qu’il a subi ! C’est
impossible à imaginer. De telles tortures ! Il n’arrive pas à oublier, il
a des cauchemars toutes les nuits. Je ne sais pas s’il s’en remettra un jour, il
a tellement souffert !
Nous avons pris l’habitude de le voir se promener dans le
coron, très lentement, comme un grand malade qui n’ose pas croire de nouveau à
la vie. Progressivement, il reprenait des forces. Parfois, son petit-fils, qui
avait cinq ans, marchait à son côté, et on se demandait lequel des deux donnait
la main à l’autre. Mais, lorsque le regard de l’homme se posait sur l’enfant, un
sourire venait dans ses yeux et illuminait de tendresse son visage meurtri. Et
l’enfant, comme s’il comprenait instinctivement que son grand-père avait besoin
de lui, ne le quittait pas, cherchait, par son babil incessant, à le distraire,
à le faire sourire, et y parvenait.
Je n’ai jamais osé, comme le faisaient certains, le
questionner sur son année de déportation. Il me semblait qu’il valait mieux
laisser ses souvenirs en paix. Le faire parler de tout ce qu’il avait subi n’aurait
fait, à mon avis, que réveiller une période qu’il préférait oublier. Lorsque je
le croisais, je le regardais avec pitié, compréhension, sympathie. Il était un
survivant des camps de la mort, une vivante image d’une des horreurs les plus
insupportables de la guerre.
Tout doucement, la vie reprenait. Les mineurs travaillaient
avec plus d’enthousiasme depuis que les Allemands étaient partis. On leur
demandait de redresser la France, et ils répondaient, dans un même élan. Lorsque
je passais en face du cabaret des mineurs, je voyais, chaque semaine, sur la
vitre, des affiches différentes. Il y eut celle qui disait : « Mineur !
Le sort de la France est entre tes mains ! » Puis, après, une affiche
représentant une paire de bras et disant : « On a besoin de tous vos
bras ! » Puis l’image d’une rangée de wagonnets dont les deux
premiers étaient barrés, avec la légende suivante : « Chaque jour d’absence,
c’est une tonne de travail en moins. » L’économie du pays avait besoin de
charbon, et les mineurs étaient conscients de l’importance du rôle qu’ils
avaient à jouer.
Pendant cette période, des prisonniers allemands
travaillèrent au fond, avant d’être renvoyés chez eux par la suite. Un soir, Charles
me dit :
— Demain, en préparant mon
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