La Poussière Des Corons
vieille peur revenait. Je n’en parlais pas, je n’osais
pas en parler, de crainte de paraître lâche. Mais, du fond de ma mémoire, un
souvenir de bataille, de violence et d’affrontement remontait, et ne me
laissait pas en paix. J’admirais Marcelle qui, comme Jean, approuvait à fond
les mineurs. Avec son père et ses frères, elle avait même participé à une
manifestation. J’aurais voulu être comme elle, courageuse. Tandis que, au
contraire, je me disais chaque jour, avec inquiétude : comment cela
va-t-il finir ?…
Du côté de l’État comme du côté des syndicats, personne ne
voulait céder. Alors la grève s’éternisait. Quand arriva le mois de novembre, il
y avait quatre semaines qu’elle durait, et ça semblait devoir continuer. Dans
beaucoup de familles, l’argent manqua.
Anna vint me trouver un jour en pleurant :
— Je ne sais plus quoi faire ! Il n’y a plus
un sou à la maison ! Qu’allons-nous devenir ?
— Fais comme moi, dis-je, puise dans tes
économies.
Elle me regarda, les yeux pleins de larmes, avec impuissance :
— Mais c’est que justement je n’en ai plus !
J’avais déjà dû en prendre une grande partie pour habiller de neuf les enfants,
pour la rentrée des classes. Ils grandissent tellement vite ! Il leur faut
chaque année de nouveaux vêtements, de nouvelles chaussures ! Et, depuis
le début de la grève, j’ai utilisé ce qui restait. Comment vais-je m’en sortir ?
Je la regardai avec pitié. Je savais que Charles ne
laisserait pas les enfants de son frère souffrir de la faim. J’allai chercher, sur
la cheminée, la boîte en fer-blanc qui contenait nos économies. J’en donnai une
partie à Anna :
— Tiens, prends, c’est pour Paul et Bernard. Je
ne veux pas, moi non plus, qu’ils aient faim.
Avec confusion, elle prit l’argent :
— Je te le rendrai, c’est promis. Et je te
remercie, du fond du cœur.
Elle vint à moi et m’embrassa avec affection. Je la regardai
partir, maintenant rassérénée, et la même pensée occupait toujours mon esprit :
où cela allait-il nous mener ?
Anna n’était pas la seule à manquer d’argent. Beaucoup de
familles se trouvèrent dans la même situation. Cela devint si dramatique qu’il
y eut des mineurs qui organisèrent le ravitaillement. Ils allèrent chez les
commerçants, dans les campagnes, et distribuaient ensuite ce qu’ils avaient
réussi à obtenir. Certains allèrent faire des collectes aux portes des usines, dans
toute la région, et même jusque dans la région parisienne. Ensuite ils
ramenaient l’argent, qu’ils distribuaient également.
Il y eut aussi la création des bons Lecœur. C’étaient des
bons de cinq francs, distribués dans les mairies, pour le soutien de tous les
mineurs grévistes. Tout cela nous aida. Mais la grève ne semblait pas vouloir
se terminer. Elle prenait des proportions qui m’inquiétaient.
Ce fut après la quatrième semaine que nous avons vu arriver
les C.R.S. Je les regardai, avec appréhension, défiler dans le coron, se masser
devant la grille de la fosse, et observer ce qui se passait dans un silence
menaçant. Ils empêchaient les réunions, et, me dit Charles, surveillaient
toutes les manifestations.
Après six semaines de grève, une dissension se fit parmi les
mineurs. La grande majorité était toujours pour la grève, mais certains
désiraient reprendre le travail. Ils étaient à bout de forces, à cause du
manque d’argent. Ils voulaient de nouveau pouvoir au moins nourrir leurs
enfants. Alors les problèmes commencèrent. Des fanatiques, partisans de la
grève à outrance, allèrent jusqu’à déposer des charges d’explosifs sous les
fenêtres de ceux qui étaient pour la reprise du travail.
— À quoi cela les avance-t-il ? Ça ne va pas
arranger les choses, elles sont déjà assez difficiles comme ça !
— Je sais bien, me répondait Charles, et je ne
les approuve pas. Mais, pour gagner, il faut que nous soyons tous d’accord !
Pourtant plus les jours passaient, plus le nombre de ceux
qui voulaient retourner au travail augmentait. Les piquets de grève les
repoussaient, et empêchaient qui que ce fût de pénétrer. Alors Jules Moch, le
ministre de l’intérieur, envoya la troupe. Et moi, je ne connus plus un seul
jour de repos.
Je vis des tanks arriver, cheminer dans le coron silencieux,
et se diriger vers la mine. Là, ils enfoncèrent le mur, entrèrent dans le
carreau et arrêtèrent les grévistes
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