La Poussière Des Corons
l’épisode du sac de
pissenlits, me lançait des regards meurtriers s’il m’arrivait de le croiser, se
mit à me poursuivre de remarques désagréables. Dès qu’il me voyait, il se
mettait à crier : « Lèche-cul ! Vendue !… » et autres
insultes du même genre. Je n’osais pas répondre. Je passais ma route le plus
rapidement possible, en essayant de l’ignorer. Cette attitude, qui n’était due
qu’à la timidité et à la peur, pouvait sembler être un aveu de culpabilité. Albert
Darent en profitait :
— Regardez ! criait-il aux autres. Elle est
moins fière ici que chez les Fontaine !
Ses ricanements m’étaient odieux. Tous les jours, sur le
chemin de l’école, j’étais sûre de le rencontrer, et j’appréhendais ses
insultes. Il devenait de plus en plus méchant, à la fois enhardi et exaspéré
par mon manque de réaction. Il m’invectivait de loin, et quand Charles, bouillant
de rage et d’indignation, se précipitait vers lui, il s’empressait de
disparaître. Sa méchanceté, sa malveillance auxquelles je me heurtais jour
après jour finirent par m’empoisonner l’existence.
Un soir du mois de mars, la maîtresse me retint, après la
classe, pour l’aider dans des rangements. Elle m’avait fait prévenir mes
parents la veille, afin qu’ils ne s’inquiètent pas de mon retard. De temps en
temps, elle me demandait ainsi mon aide, et j’étais à la fois heureuse et fière
de la seconder.
Il était très tard lorsque nous eûmes terminé. Je sortis à
la nuit tombée. Je me pressai, seule dans les rues faiblement éclairées. Privée
de la compagnie de Charles et de Marie rentrés depuis longtemps, je sentais se
réveiller en moi mes terreurs enfantines du noir et de l’obscurité. Je
courus-en traversant le village. À la sortie, je me trouvai privée de toute
lumière, car le chemin qui conduisait au coron était sans éclairage.
Je m’avançai bravement, mais j’avais peur. Mon cœur cognait
tellement que je sentais ses battements dans ma-gorge, dans ma tête, dans mes
oreilles. Je fixais, là-bas devant moi, le premier lampadaire, à l’entrée du
coron, qui perçait l’obscurité d’une faible lueur jaune, et je m’efforçais de
ne pas prêter attention à la panique irraisonnée qui m’envahissait. Je me
rapprochais de la lumière et je commençais à me rassurer lorsque je sentis que
l’on me saisissait par-derrière.
Je ne hurlai pas, je ne me débattis pas. Je restai immobile,
incapable de bouger, pétrifiée de terreur. Alors j’entendis sa voix, qui disait :
— Attends un peu, maintenant que je te tiens, tu
vas voir ce que tu vas prendre !…
Avec un mélange confus de soulagement et d’une crainte
nouvelle, je reconnus la voix d’Albert Darent. M’avait-il attendue ? Sinon,
que faisait-il là, à cette heure, dans ce chemin désert ?
Sûr de lui, puisque Charles n’était pas là pour me défendre,
il ricanait méchamment. J’essayai de le raisonner. Je dis, et l’angoisse que je
ressentais rendait ma voix tellement rauque que je ne la reconnus pas :
— Laisse-moi, Albert, je ne t’ai rien fait, laisse-moi
partir.
Il ne prit même pas la peine de me répondre. Toujours
derrière moi, il emprisonna mes deux bras derrière mon dos avec une telle
violence que mes os craquèrent. Puis il se mit à me bourrer de coups de pied, en
grognant des mots pleins d’une haine qui m’atteignait et que je ne comprenais
pas :
— Tiens !… Attrape ! Attends ! Tiens…
et tiens !…
Sa prise me serrait tellement que je ne pouvais bouger. Ses
coups de pied me firent si mal que je me mis à pleurer, impuissante et
terrifiée. Nous étions seuls, autour de nous c’était l’obscurité, et je me
demandai, avec un sentiment de désespoir, ce qu’il allait advenir de moi. Les
coups étaient si violents et ma peur devenait si grande que mes jambes furent
prises d’un tremblement incoercible, et je tombai. Il se mit alors à me bourrer
de coups de pied n’importe où, et sous l’effet de la douleur j’étais bien près
de perdre conscience. Ce fut alors que j’entendis le bruit d’un vélo et vis une
faible lueur perçant les ténèbres. C’était le miracle auquel je n’osais croire :
quelqu’un arrivait, qui allait me sauver. Au même moment, un coup plus
douloureux que les autres me fit pousser un cri.
— Que se passe-t-il ?
Je reconnus, à travers une brume de souffrance, la voix d’Henri,
le frère de Juliette.
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