La Poussière Des Corons
en
comparaison !
Juliette me prêta tout. J’osai à peine prendre la poupée, je
la tenais avec respect, comme si le fait de toucher une telle merveille était
un sacrilège. Nous avons joué à prendre le café, nous avons colorié les livres
d’images. Peu à peu, je m’habituai, mais je n’arrivais pas à me débarrasser
complètement d’une gêne qui m’empêchait d’être tout à fait à l’aise.
Ensuite la mère de Juliette nous appela :
— Madeleine ! Juliette ! Venez goûter !
Nous avons mangé du gâteau, puis une sorte de crème au
chocolat que je trouvai délicieuse et que je n’avais jamais mangée auparavant. Comme
cela était différent de mon goûter habituel, une simple tartine !
— Nous avons bien joué, maman, dit Juliette, je
voudrais que Madeleine vienne tous les jeudis.
Ses joues étaient roses d’animation, ses yeux brillants. Il
y avait longtemps que je ne l’avais vue ainsi. Sa mère dut certainement faire
la même remarque. Elle se tourna vers moi en souriant et me dit d’une voix
douce :
— Eh bien, c’est d’accord, n’est-ce pas, Madeleine ?
Tu viendras tous les jeudis jouer avec Juliette ?
Je dis oui. Je n’aurais pas osé refuser, et je n’avais
aucune raison de le faire. C’est ainsi que, tous les jeudis après-midi, je pris
l’habitude d’aller chez Juliette. Marie en était un peu jalouse, surtout depuis
que je lui avais décrit les jouets. Elle aurait bien voulu être à ma place.
— Quelle chance tu as ! me disait-elle
souvent.
Et pourtant je me sentais plus libre, plus heureuse, lorsque
je jouais chez moi, ou dans le coron avec les autres enfants.
Petit à petit je réussis à aller chez Juliette sans l’appréhension
du début. Je finis même par y aller avec plaisir, et, curieusement, je ne fus
jamais envieuse. J’avais découvert, pour la première fois dans ma vie, un autre
monde que le mien, apparemment fait de richesse et de facilité. Mais je savais
rester à ma place, et je crois même que je préférais ma vie à celle de Juliette.
Je me rendais compte que, malgré sa richesse, et peut-être à cause d’elle, elle
était isolée. Moi, j’étais fille unique mais je n’étais jamais seule. Juliette,
en revanche, n’avait pas d’amis, moi exceptée. Ses parents ne lui permettaient
pas de se mêler aux enfants du coron. Il y a eu bien des moments où, les soirs
d’été, lorsque je m’amusais avec les autres, je pensais à elle, triste et
solitaire dans sa grande maison, au milieu de ses jouets sans vie, et je la
plaignais.
Je pris l’habitude de voir son frère, aussi, tous les jeudis.
Jamais il ne participa à nos jeux. Il était plus âgé que nous de cinq ans, et
nous considérait avec une condescendance amusée et supérieure, vaguement
méprisante. Je l’admirais de loin, en silence. Je me sentais, en face de lui, d’une
telle insignifiance que je trouvais normale son attitude.
Quant à son père, je le vis très peu. Les rares fois où je
le rencontrai, il me salua simplement d’un bonjour pressé. Il ne chercha jamais
à me questionner, comme l’avait craint mon père. Je n’avais été invitée que pour
tenir compagnie à Juliette.
Ces jeudis après-midi eurent des conséquences auxquelles je
ne m’attendais pas. Nous étions, nous les habitants du coron, une grande
famille, et ce qui arrivait aux uns concernait les autres. Ainsi, tout le monde
fut vite au courant de mes visites chez Juliette, que d’ailleurs je ne
cherchais pas à cacher.
Seulement, ce que, dans ma naïveté, je n’avais pas prévu, c’est
qu’il y eut des jaloux. J’entendis mes parents en parler, un soir :
— Tu sais, Jean, disait ma mère, certains disent
de nous que l’on veut viser haut, que nous cherchons à sortir de notre
condition en envoyant Madeleine chez Juliette.
Mon père donna un coup de poing sur la table :
— Et alors ? Ils sont simplement jaloux, grogna-t-il,
furieux. Nous ne faisons rien de mal. Je n’en retire aucun bienfait, il est
facile de le voir.
— Peut-être devrait-on cesser d’envoyer Madeleine ?
— Rien à faire, dit mon père, qui n’aimait pas
décider de sa conduite d’après les réflexions des autres. Si quelqu’un a
quelque chose à dire, qu’il vienne me trouver !
Bien entendu, il ne reçut aucune réflexion directement. Mais
certains ne se privaient pas pour critiquer derrière son dos. Je pus m’en
rendre compte par moi-même. Albert Darent, qui, depuis
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