La Poussière Des Corons
Albert Darent, occupé à me battre, ne l’avait pas entendu
approcher. Le découvrant subitement près de nous, il voulut s’enfuir. Henri, sautant
de son vélo, le rattrapa juste à temps :
— Viens ici, toi, je vais te faire passer le goût
de battre des filles sans défense !
Et il se mit à lui donner une raclée à côté de laquelle ce
que j’avais reçu n’était qu’enfantillage. Je me relevai avec difficulté, et, en
boitant, m’approchai d’eux. La violence avec laquelle Henri battait Albert, sans
se soucier des cris d’orfraie qu’il poussait, me fit peur. Je suppliai :
— Laisse-le, Henri ! Arrête, tu vas le
blesser !
Il se tourna vers moi, et j’eus l’impression qu’il me
reconnaissait seulement à cet instant. Il était venu à mon secours sans savoir
que c’était moi ; paradoxalement, l’admiration et la gratitude que je
ressentais pour lui n’en furent que plus grandes.
Il saisit Albert par la peau du cou, l’approcha de lui. Dans
un murmure encore plus menaçant que des cris, il lui dit :
— Écoute-moi bien, Darent. J’en ai assez de tes
violences. Si tu recommences une seule fois à ennuyer Madeleine, ou quelqu’un d’autre,
tu auras affaire à moi. Tu as compris ?
Aussi lâche que brutal, Albert s’empressa d’acquiescer. Son
nez saignait, son œil gauche était tuméfié. Lui aussi avait reconnu Henri, le
fils du directeur, et il savait ce que son attitude pouvait entraîner de
conséquences, pour lui et pour sa famille. Il partit dès qu’Henri le lâcha. Je
respirai plus librement.
— Merci, dis-je à Henri, oh merci !
Il s’approcha de moi :
— As-tu mal, Madeleine ? Quelle brute !
Peux-tu marcher ?
J’essayai de faire quelques pas, en boitillant et en
grimaçant de douleur.
— Attends, je vais te mettre sur mon vélo et te
reconduire chez toi.
— Oh non, ce n’est pas la peine. Ça ira très bien.
— Allons, ne te fais pas prier. Viens. De toute
façon, je rentre, moi aussi.
— Alors, simplement jusqu’à ma rue. Ensuite tu
continueras ton chemin.
Je grimpai sur le porte-bagages de son vélo, et nous avons
fait le reste du chemin ainsi. Je fixais son dos, sa nuque, et une étrange
sensation m’envahissait. Je ne sentais presque plus ma douleur. Dans mon cœur
se mêlaient la fierté d’avoir été secourue par Henri, la confusion de me
trouver assise sur son vélo, et la reconnaissance infinie que j’éprouvais
envers lui qui m’avait défendue et sauvée.
Il me déposa à l’entrée de ma rue.
— Tu es sûre que ça va aller, maintenant, Madeleine ?
— Oui, ce n’est plus bien loin. Et, Henri… encore
merci !
— Ce n’est rien, bougonna-t-il. Ce sale garnement,
si je l’y reprends… Je crois que ça lui servira de leçon !
Il me regarda et me sourit, d’un sourire tellement charmeur
que j’eus l’impression de sentir mon cœur bondir vers lui. Il enfourcha sa
bicyclette et partit, après un dernier signe de la main. Je restai là, debout, à
le regarder s’éloigner dans l’obscurité. Je crois que c’est à cet instant que, sans
en prendre clairement conscience, je lui vouai une adoration éperdue.
Lorsque je rentrai chez moi, mes parents furent horrifiés de
me voir dans un tel état. Je fus bien obligée de tout leur raconter. Pendant
que ma mère soignait mes écorchures et mes bosses, mon père fulminait :
— Cet Albert Darent est un véritable poison. Je
connais Jules, son père. Il ne sait plus que faire pour venir à bout de son
chenapan de fils. Pourtant, ce n’est pas faute de lui donner des raclées !
Il y a longtemps qu’il t’embête, Madeleine ?
— Oui, et pas seulement moi ! Il cherche
toujours à ennuyer quelqu’un.
— Heureusement qu’Henri Fontaine est arrivé !
Maintenant j’espère qu’Albert n’osera plus s’attaquer à toi. De toute façon, il
va bientôt venir travailler à la fosse ; cela lui apprendra à vivre !
Lorsque je fus couchée, bien que le moindre mouvement me fût
douloureux, j’éprouvais secrètement une étrange exaltation. Cette aventure
avait au moins un côté positif : elle avait permis que je fusse remarquée
par Henri et, sans pouvoir me l’expliquer, j’en étais heureuse.
Le lendemain, la trace des coups que j’avais reçus arracha à
Charles et à Marie de véritables cris d’horreur. Je leur racontai ce qui m’était
arrivé. Sans le vouloir, je m’étendis avec enthousiasme sur le rôle d’Henri.
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