La Poussière Des Corons
disait que c’était très bien ainsi, que mon
devoir était de rester auprès de mes parents, de les aider, et non de chercher
à m’élever au-dessus d’eux. Ou alors il m’aurait fallu une volonté, un courage
que je ne possédais pas. Et puis j’étais imprégnée par le milieu dans lequel je
vivais, et inconsciemment j’en subissais l’influence. Chez nous, les filles
restaient à la maison et aidaient au ménage, tandis que les garçons, comme le
père, prenaient le chemin de la mine. C’était dans l’ordre immuable des choses.
Je ne faisais que le suivre en acceptant la décision de ma mère.
Ainsi, à douze ans, j’appris à laver la maison, à laver le
linge. J’ai, de cette façon, découvert très tôt la difficulté de rendre propres
des vêtements incrustés de poussière de charbon. Les « loques de fosse »
de mon père, le pantalon, la chemise, la blouse avec lesquels il travaillait, transformaient
instantanément l’eau dans laquelle on les plongeait en une sorte d’encre d’un
noir intense. Il fallait les laisser tremper, puis changer l’eau plusieurs fois
avant de passer au lavage proprement dit. Et il fallait, pour cela, aller à la
pompe, au milieu de la rue, et c’étaient des va-et-vient pénibles, courbée sous
le poids des seaux d’eau. En hiver, quand il faisait très froid, bien que le
robinet fût emmailloté de paille, l’eau gelait parfois. Alors nous devions
faire couler de l’eau bouillante sur la pompe, jusqu’à ce que la chaleur permît
le dégel. Cela nous faisait perdre du temps, sans compter que nous n’étions pas
seules, ma mère et moi, à vouloir de l’eau. Les samedis, jours de nettoyage, toutes
les femmes de la rue étaient dans le même cas que nous. Il y avait, devant la
pompe, une file plus ou moins longue, et c’était une attente supportable l’été
mais pénible l’hiver lorsque le froid pinçait. Les conversations allaient bon
train, on échangeait des nouvelles, chacune parlait de ses problèmes. Cela
aidait à patienter.
J’ai appris à savonner, à rendre le linge propre à force de
frotter au savon de Marseille et à la brosse. J’ai fait la connaissance de la « batteuse »,
ancêtre de nos machines à laver actuelles. Cette batteuse était une grande cuve
en bois, dans laquelle trois bâtons, que l’on actionnait à l’aide d’un
tourniquet à deux manches, remuaient le linge tantôt dans un sens tantôt dans l’autre.
Après avoir porté une lessiveuse d’eau à ébullition, ma mère
et moi, en prenant garde de ne pas nous brûler, nous en versions l’eau dans la
batteuse. Prenant chacune un manche du tourniquet, nous poussions à tour de
rôle, ma mère dans un sens et moi dans l’autre. J’étais rapidement fatiguée, mais
j’essayais d’ignorer les muscles de plus en plus douloureux du dos, du cou et
des bras, pour continuer à battre sans arrêter pendant un quart d’heure, cela
plusieurs fois de suite. Car, après le linge de mon père, c’était le tour du
linge de couleur, puis du linge blanc, draps ou serviettes, puis des lainages. Et
il fallait à chaque fois vider l’eau, et recommencer avec une eau propre.
Ensuite, nous devions reprendre les vêtements un par un, vérifier
si c’était bien lavé, puis encore frotter au savon et à la brosse dans le cas
où ce n’était pas suffisamment propre. J’ai eu, bien souvent, la peau des
doigts à vif, à l’endroit, toujours le même, où je frictionnais. C’était si
douloureux, à la longue, que j’aurais bien bâclé le travail. Mais ma mère était
intransigeante, et peu à peu j’ai appris, à son contact, à devenir comme elle, d’une
propreté méticuleuse.
Enfin, il fallait rincer tout le linge, le tordre, et le
suspendre pour le faire sécher. L’été, quand il faisait beau, il séchait dehors,
sur des fils de fer que mon père avait installés au fond du jardin. Mais, l’hiver,
ou quand le temps était pluvieux, nous étions obligées de tendre des cordes
dans la cuisine, au-dessus du poêle. Et cela faisait des gouttes d’eau, qui
tombaient sur le poêle en grésillant, et une buée qui nous obligeait à évoluer
dans une atmosphère humide jusqu’à ce que le linge fût complètement sec.
Cette corvée avait lieu toutes les semaines ; c’est
dire si elle revenait vite. J’avais l’impression de sortir d’une lessive pour
en retrouver une autre. Je préférais encore le repassage, ou même le nettoyage
de la maison.
Weitere Kostenlose Bücher