La Poussière Des Corons
conditions, aussi. Au
lendemain de la guerre, l’électricité avait été installée dans les logements. Au
début, nous avions eu du mal à nous y habituer. Le simple fait de tourner l’interrupteur
nous déroutait. La brusque clarté qui jaillissait, éclairant les moindres
recoins, nous faisait ciller. Cela nous changeait brutalement du halo de douce
lumière dispensé par la lampe à pétrole. Maintenant nous n’y faisions même plus
attention.
Heureusement, c’était le mois de juin. Il y avait dans les
jardins de la salade et des légumes qui furent les bienvenus lorsque les
salaires vinrent à manquer. La grève dura vingt jours, et finalement les
mineurs obtinrent satisfaction.
Cet été-là fut pour moi merveilleux, enchanteur. La promenade
en automobile avec Henri et Juliette fut suivie de beaucoup d’autres. Je
voguais en plein ciel, heureuse, insouciante, sans imaginer un seul instant que
mon retour sur terre pourrait être douloureux.
Un dimanche de juin, Henri nous emmena au cinéma. C’était la
première fois que j’y allais. Assise dans la salle obscure, entre Juliette et
Henri, je découvris avec stupeur et ravissement les images de l’écran, qu’un
piano accompagnait. On projetait des courts métrages comiques avec Chariot, qui
nous amusèrent beaucoup. Je me rappelle le plaisir que je ressentais en
regardant le film, accru par la présence d’Henri à côté de moi.
Lorsque ce fut fini, j’ai eu l’impression de sortir d’un
rêve. Dehors, la clarté du jour m’a éblouie.
— C’était bien, n’est-ce pas, Madeleine ? Ça
t’a plu ? me demanda Juliette.
— C’était merveilleux, dis-je sincèrement.
Moi qui, jusque-là, n’avais vécu que dans le coron, avec
pour tout horizon la mine, je découvrais les promenades en automobile, la ville,
le cinéma. Je me rendais bien compte que c’était une vie à part, une vie faite
pour les riches, dont je ne faisais pas partie. Et le fait de découvrir tout
cela grâce à Henri me le rendait encore plus cher. À mon amour pour lui se
mêlait une infinie gratitude.
Nous sommes rentrés, ce soir-là, au soleil couchant. Lorsqu’Henri
a garé la voiture dans le parc de sa maison, je suis restée un instant sans
bouger. Par mon immobilité, il me semblait que je retenais plus longtemps le
bonheur intense que je ressentais.
— Eh bien, Madeleine, tu rêves ? s’impatienta
Juliette.
Avec un sourire, je descendis de la voiture, aidée par Henri
dont la proximité me troublait toujours autant. Je me détournai et dis :
— Il est tard, je dois partir.
— Tu ne rentres pas un instant ? proposa
Juliette.
— Non, il faut que je parte. Ma mère m’attend.
Ils me raccompagnèrent jusqu’au portail. Henri ne disait
rien. Il marchait près de moi, silencieux. De savoir que j’allais le quitter me
venait une souffrance qui était presque physique. J’aurais voulu rester près de
lui, toujours.
De chaque côté de l’allée, les massifs de roses embaumaient.
Leurs senteurs mêlées nous parvenaient, à la fois douces et entêtantes.
— Humm… dit Juliette en respirant profondément, que
ça sent bon ! Toutes nos roses sont fleuries. Regarde, Madeleine, celles-ci
sont celles que je préfère.
Elle me montra un rosier chargé de fleurs d’un rouge profond,
velouté.
— Elles sont belles, n’est-ce pas ?
— Oui, elles sont très belles. Surtout, celle-ci,
à peine ouverte.
— Elle te plaît ? me demanda Henri qui
jusque-là n’avait rien dit. Eh bien, je te l’offre.
Avant que j’aie pu protester, il s’était approché, avait
cueilli la rose et me la tendait en souriant. Je la pris, toute rose d’émoi, en
murmurant un « merci… » à peine audible.
Une exclamation de Juliette me fit relever la tête :
— Oh, regarde, disait-elle à son frère, ton
poignet saigne ! Tu t’es griffé en cueillant la rose !
Henri fit un geste d’insouciance :
— Ce n’est pas grave. Qu’est-ce que cela, si j’ai
pu faire plaisir à Madeleine ?
Ces paroles, ainsi que le regard grave avec lequel il les
prononça, me troublèrent profondément. Je sentis mes joues devenir brûlantes.
Nous étions arrivés au portail, et ils me dirent au revoir. Juliette
m’embrassa, Henri me serra la main. Sa voix chaude, profonde, me parut chargée
d’une tendresse nouvelle – ou était-ce une illusion ?
— Au revoir, Madeleine. À bientôt, n’est-ce pas ?
J’acquiesçai d’un signe de tête,
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