La Poussière Des Corons
Nous devoir partir, renvoyés. Où
aller ? En Pologne, pas de travail. Quoi faire ?
Je soupirai, essayai de consoler Martha. Anna, prévenue par
Georges, accourut :
— Oh, maman, papa ! Ce n’est pas possible !
Elle entoura Martha de ses bras. Je les laissai, consciente
de ne pouvoir les aider.
Le lendemain, ils firent leurs bagages. Ils ne pouvaient pas
prendre leurs meubles, et essayèrent de les vendre. Ils furent obligés de les
céder à un prix dérisoire, alors qu’ils avaient tant besoin d’argent. En
particulier une belle armoire. Je savais que Martha avait économisé longtemps
pour pouvoir l’acheter. Elle avait coûté six mois de travail à Stephan. Ils s’apprêtaient
à la liquider au dixième de sa valeur. Je ne pus le supporter. J’allai chercher
la boîte en fer-blanc dans laquelle je gardais précieusement nos économies, en
prévision des moments difficiles. Je demandai à Martha combien avait coûté son
armoire, et lui donnai la même somme :
— Voilà, je l’achète.
Elle me regarda, incrédule d’abord, puis elle comprit. Elle
me serra dans ses bras, me remerciant, dans son émotion, en polonais :
— Dzienkuje, Madeleine… Oh, dzienkuje !
Le soir, Charles m’approuva. Avec l’aide de Georges et de
Julien, il transporta l’armoire dans la chambre de Jean. Elle y est encore. Elle
me rappelle, si je pouvais l’oublier, cette période difficile et triste, la
période noire de l’histoire des mineurs.
Le lendemain matin, Anna et moi nous les avons accompagnés à
la gare. Des gardes mobiles surveillaient le départ, et leur présence
ressemblait à une menace. Il y eut des scènes déchirantes. Beaucoup de familles
étaient là, avec leurs baluchons, et des enfants pleuraient.
Anna voyait partir toute sa famille, et ignorait totalement
si elle la reverrait un jour. Elle embrassait sa mère, ses frères, sa sœur. Stephan
la serra contre lui avec une sorte de sanglot silencieux. Je les embrassai, moi
aussi, incapable de prononcer un seul mot. Aucune parole ne pouvait leur
apporter de consolation.
Partout, autour de nous, c’étaient des adieux émouvants. Lorsque
le train arriva, les gardes mobiles durent les obliger à monter, et séparer de
force certains d’entre eux qui n’arrivaient pas à se quitter.
Mon cœur saignait pour eux. Je m’imaginais, à leur place, obligée
de laisser mon foyer, mes amis, des parents, de partir vers l’inconnu, et je
ressentais leur désespoir, leur révolte, leur angoisse.
Je les ai regardés partir, et ils n’ont jamais su – comment
l’auraient-ils pu ? – à quel point leur départ m’a marquée. Longtemps
après, je pensais encore à eux, et je me demandais ce qu’ils avaient pu devenir.
Bien des mois plus tard, Anna reçut une lettre de sa mère. Le train s’était
arrêté à la frontière belge, et les avait abandonnés là. Ils avaient réussi à s’installer
dans le bassin du Hainaut, où Stephan et ses deux fils travaillaient comme
mineurs, dans une mine de charbonnages belges.
Mais pour les autres, tous les autres, je n’ai rien su. Il y
eut beaucoup de départs ; chaque semaine, un convoi partait. Cela ne s’arrêta
que lorsque les compagnies estimèrent que l’effectif des mineurs était redevenu
juste nécessaire.
Dans la maison d’en face, libérée par le départ de Stephan
et Martha, vint s’installer une autre famille. Il y avait cinq enfants. Marcelle,
la petite dernière, qui n’avait que quatre ans, devint ma petite amie. Elle
était la plupart, du temps chez moi à me tenir compagnie. Quand Charles et Jean
étaient au travail, sa présence me distrayait. Elle ressemblait à la petite
fille que j’aurais aimé avoir.
*
La vie continuait. Henri, comme il me l’avait promis, me
laissait en paix. Je n’entendais plus parler de lui. Seule Juliette, de temps
en temps, ne pouvait s’empêcher de parler des études de Jean. Je secouais la
tête, et invariablement je répondais :
— Jean s’est bien habitué à son travail de mineur.
N’insiste pas, Juliette, je t’en prie.
Elle serrait les lèvres, et je voyais bien qu’elle ne s’avouait
pas vaincue. Mais, sûre de moi, je n’y prêtais pas attention.
Vint le moment où Jean, après quelques mois passés au triage,
fut admis à descendre au fond. Il devenait, à son tour, une « gueule noire ».
À la fin de sa première journée de fond, il rentra, à la fois fatigué et fier
de lui. Il me confia, alors qu’il
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