La Régente noire
le sentiment que les bateaux volaient. On avait renforcé le ponton du bac, à mi-fleuve. Dans un silence inquiétant, troublé juste par le remous de l’eau, les grincements de coques et des heurts de manœuvre, les esquifs accostèrent. Des poules d’eau s’égaillèrent à ce moment précis, déplaçant la brume.
Le roi François sauta sur le ponton, accompagné seulement du maréchal de Montmorency et des émissaires de la régente ; Lannoy devait rester à bord. De leur côté, les petits princes grimpèrent tant bien que mal sur le ponton, aidés à bout de bras par le maréchal de Lautrec. Le père, très grand, se plia en deux pour se porter à la hauteur de ses fils. Il serra violemment sur son cœur Henri, puis François. Comme ils ont grandi ! pensait-il. Jamais ses deux aînés ne lui avaient paru si beaux, si sains...
Mais l’un et l’autre étaient impressionnés. Ce père qu’ils croisaient, sans vraiment le retrouver, leur fit ses recommandations.
— Soyez toujours polis avec les personnes qui vous servent. Montrez-vous dignes de moi, faites honneur à la mémoire de votre mère. Je viendrai bientôt vous chercher.
Sa voix se cassa sur ce mensonge, et le dauphin, que l’on savait sensible aux attendrissements, se mit à sangloter en silence.
— Vous savez que votre père ne vous abandonnera jamais, plaida le roi. Vous le savez, n’est-ce pas ?
— Vous nous écrirez ? s’enquit le prince Henri.
— Promis, dit François en les embrassant encore.
Puis, d’un geste tendre, mais assez ferme, il les poussa vers la barque espagnole et les regarda traverser la rivière.
Quand il fut lui-même de retour en terre de France, le roi suivit des yeux le petit cortège de ses fils désormais otages, qui s’éloignait en direction de Fontarabie. Poignante image.
François enfourcha une mule, tourna plusieurs fois la tête encore ; puis, scrutant un vol d’oiseaux migrateurs dans le ciel au-dessus d’Hendaye, il se permit enfin de goûter, avec un ravissement teinté d’angoisse, à sa liberté si chèrement reconquise.
Saint-Jean-de-Luz.
I l fallait rattraper le temps perdu. Passant par Saint-Jean-de-Luz, François I er s’offrit tour à tour et d’un même appétit, une échappée sur la grève, un bain de foule enivrant et le plus fastueux des dîners de poissons – car c’était le temps du Carême. Il ne s’attarda pas pour autant ; piquant des deux jusqu’aux bouches de l’Adour, il entrerait à Bayonne avant la tombée de la nuit.
Sa mère l’attendait depuis midi, entourée de ses dames en grande tenue de Cour. Louise de Savoie ouvrit grands ses bras à ce fils enfin libre, si longtemps attendu.
— Est-ce lui ? demandait-elle, bouleversée. Est-ce bien mon fils ?
Elle le serra sur son cœur comme il venait de serrer ses propres enfants, se délectant sans hâte d’un moment de grâce et qu’elle n’avait cessé d’appeler depuis la nouvelle de Pavie.
Puis elle voulut l’admirer à son aise.
François, à l’étonnement de toutes, n’avait quasiment pas changé. Ni vraiment vieilli, ni réellement marqué par ces mois de confinement, d’inquiétude et de maladies répétées, il arborait le même grand air royal sur fond d’invincible gaieté. Sa taille de géant, l’éclat de son poil brun, la noblesse de tous ses traits ne donnaient pas le sentiment d’avoir subi les outrages de la captivité.
Seule Madame, qui connaissait son fils mieux que quiconque, remarqua le léger voile qui, désormais, venait souvent troubler son regard. François, se dit-elle avec raison, n’avait pas vécu impunément les ultimes sacrifices exigés par l’empereur. Il avait dû mentir et même ruser pour aboutir à ce traité ; se parjurer pour accéder à ses fins ; livrer ses propres enfants en échange de son élargissement – autant d’efforts qui, détestables à tout chevalier, avaient laissé des traces. Forcément.
Le roi de France rendit publiquement hommage à l’œuvre gigantesque accomplie par la régente en son absence.
— Ma mère, je vous devais déjà tout, déclara-t-il ; je vous dois davantage si possible. Dorénavant vous serez toujours la régente, avec ce titre et ces fonctions. Le royaume de France vous sait une obligation infinie.
La vieille femme, percluse de goutte et meurtrie, s’était redressée comme jadis et, prenant son César par la main, lui présenta, une à une, toutes les dames comme s’il les voyait pour la
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