La Régente noire
excédée.
L’idée de laisser partir le dauphin et son jeune frère la bouleversait elle-même. Pourtant elle n’avait jamais germé que sous son crâne... Certes. Mais entre deux maux pour le royaume, elle pensait sincèrement avoir choisi le moindre. Cela ne signifiait pas qu’elle acceptât de bon gré la transaction.
— Je crois bien qu’en me prenant mes enfants, l’on va m’arracher tout le cœur, avait-elle avoué à la jeune Anne d’Heilly qui, fidèle entre les fidèles, recueillait en route ses confidences.
La grande sénéchale, de son côté, ne perdait pas une occasion de distraire les enfants, et de s’appuyer sur leur âge encore tendre pour tourner tout en jeu, et changer le chemin de croix en promenade.
— Voyez, monseigneur, disait-elle par exemple au dauphin ; ces grosses roues que vous voyez, là-bas, accolées aux maisons, sont celles de moulins. Or, que fabriquent ces moulins ?
— De la farine ? tenta François en bâillant.
— Du papier ! corrigea Henri.
— Votre frère a raison, trancha Diane. Mais dites-moi, monseigneur, qui vous a donc appris cela ?
— Vous-même, hier...
Le fils cadet du roi, sous des dehors un peu bourrus, montrait une force personnelle, une sagacité même, qui promettaient de donner un prince – peut-être un roi – de premier ordre. Diane de Brézé n’avait pas oublié la prédiction du marchand vénitien, quelques années plus tôt : c’est bien Henri qui, selon ce mage, devait succéder à son père...
À Cognac, berceau de la dynastie, à Jonzac, à Blaye, les populations continuaient de se masser sur le parcours de l’immense convoi ; mais aux cris de joie coutumiers s’était, pour une fois, substitué la commisération inquiète et murmurante de ceux qui n’osent désapprouver tout haut. Cela faisait redouter, dans l’entourage de la régente, que les enfants, à la fin, ne prissent peur.
On dépassa Bordeaux début mars, on atteignit Barbezieux, Dax, enfin Bayonne où l’on entra le 15 au soir, à la lueur des torches. C’était, pour Madame, le terme du voyage. Les conventions franco-espagnoles prévoyaient en effet que la régente ne descendrait pas davantage, et que l’escorte des otages serait, pour la dernière étape, réduite à son minimum. Outre M. et Mme de Brissac et leur jeune fils Artus, ainsi que Mme de Chavigny, ne passeraient en Espagne qu’une dizaine de gentilshommes, menés jusque-là par le maréchal de Lautrec. Mais une foule d’officiers les accompagnerait.
L’heure sonna de la séparation. Sur les conseils du grand sénéchal, il avait été convenu de limiter les adieux. Mais le moyen, dans un moment si grave, d’interdire aux proches, aux serviteurs même, de se précipiter ? Les otages en herbe furent introduits, le 16 mars au matin, chez la régente.
Leur grand-mère et toutes les dames, en dépit des efforts et des résolutions, parurent bouleversées. Ce furent des moments pénibles.
À l’instant de quitter la salle, il y eut un moment de flottement. Le prince Henri, dont Lautrec ne savait s’occuper, se sentit soudain perdu au milieu de la pièce et, tâtonnant de droite et de gauche, impressionné peut-être par le caractère inéluctable des événements, fondit en larmes.
C’était plus que la fibre maternelle de Diane n’en pouvait souffrir. N’avait-elle pas, elle-même, deux filles de l’âge des princes ? Eux-mêmes, ne les avait-elle pas choyés, dorlotés dès le berceau ? Contre les règles, contre l’étiquette, on vit donc la grande sénéchale quitter les rangs et, sortant de sous ses jupes un grand mouchoir de dentelle fine, venir essuyer elle-même le nez et le visage du petit prince. Henri fixa sur « Maman Brézé » de grands yeux reconnaissants ; avec l’intuition des enfants, il comprit ou sentit qu’en cette femme belle, forte, c’est un peu sa mère qu’il allait perdre pour la seconde fois.
Diane se pencha pour lui souffler quelques mots de réconfort à l’oreille puis, achevant de malmener les codes, elle posa sur le front du petit prince un baiser d’une douceur inouïe – baiser céleste, et qui devait à jamais se graver tout au fond du cœur de l’adolescent.
Sur la Bidassoa .
L ’échange eut lieu de bonne heure le lendemain, sur la Bidassoa. Vers sept heures du matin, deux barques à fond plat quittèrent, l’une la rive espagnole, l’autre la rive gauloise. Une brume pelucheuse planait au-dessus des flots, donnant
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