La règle de quatre
sentez-vous ?
— Bien. Comment va Charlie ?
Elle palpe mon épaule, assez pour me faire grimacer.
— Il est en réanimation.
Elle sait de qui je parle, même si je n’ai donné qu’un prénom. Je n’ai pas l’esprit assez vif pour réaliser ce que cela implique.
— Il s’en sortira ?
— Il est trop tôt pour le dire, répond-elle sans lever les yeux.
— Quand pourrons-nous le voir ? demande Paul.
— Une chose à la fois, dit-elle en glissant une main sous mon dos pour me soulever. Et ça, c’est supportable ?
— Pas de problème.
— Et ceci ?
Elle appuie deux doigts sur ma clavicule.
— Très bien.
Elle continue à presser, à me palper le dos, le coude, le poignet, la tête. Elle sort son stéthoscope pour m’ausculter, et s’assied enfin. Les médecins ressemblent aux joueurs : toujours à la recherche de la bonne combinaison. Les patients, pensent-ils, sont de vraies machines à sous : si vous leur tordez le bras assez longtemps, vous avez de bonnes chances de remporter le gros lot.
— Vous avez de la veine que ce ne soit pas plus grave. Il n’y a pas de fracture, mais de nombreuses contusions. Vous le sentirez quand l’effet de l’analgésique se sera dissipé. Mettez de la glace sur votre bras deux fois par jour pendant une semaine. Il vous faudra revenir pour un nouvel examen.
Elle dégage un parfum fade, mélange de sueur et de savon. Je m’attends qu’elle griffonne une ordonnance, qu’elle me prescrive des montagnes de médicaments, comme après l’accident, mais elle n’en fait rien.
— Quelqu’un patiente dans le couloir, qui souhaiterait vous parler.
Pendant une seconde, parce qu’elle l’a dit si gentiment, je m’imagine qu’il s’agit d’un proche : Gil, peut-être, de retour du club, ou ma mère, pourquoi pas, qui serait accourue de l’Ohio en sautant dans le premier avion. Je suis curieux de savoir combien de temps s’est écoulé depuis qu’on m’a sorti de l’enfer.
— C’est un autre visage qui apparaît dans l’embrasure, que je n’ai jamais vu. Une femme. Mais elle n’est pas médecin ; et ce n’est pas ma mère. Ronde, pas très grande, elle porte une jupe bouffante qui lui descend sous les mollets et recouvre des collants noirs opaques. Avec son chemisier blanc et sa veste rouge, elle a quelque chose de maternel.
La doctoresse échange un regard avec elle avant de lui céder sa place. La visiteuse fait signe à Paul de s’approcher. Elle lui chuchote quelques mots à l’oreille. De façon tout à fait inattendue, Paul me demande si ça va, attend que je réponde par l’affirmative, puis sort en compagnie du policier en faction.
— Auriez-vous la gentillesse, dit la femme au planton, de refermer la porte derrière vous ?
À ma grande surprise, l’homme obtempère. Nous restons seuls.
Elle se dandine jusqu’au pied de mon lit, non sans avoir jeté un coup d’œil sur le lit voisin, derrière le rideau.
— Comment vous sentez-vous, Tom ? s’enquiert-elle en se laissant choir sur la chaise où Paul était assis tout à l’heure.
Avec ses joues rondes, elle ressemble à un écureuil.
— À vrai dire, pas très bien.
Je me tourne sur le côté pour lui montrer mon bandage.
— Vous avez besoin de quelque chose ?
— Non, je vous remercie.
— Mon fils était ici le mois dernier, dit-elle d’un ton détaché. Appendicectomie.
Elle extirpe un petit portefeuille de cuir de sa poche de poitrine et me montre sa plaque.
— Je suis l’inspecteur Gwynn. Je voudrais que nous discutions de ce qui s’est passé aujourd’hui.
— Où est Paul ?
— Avec l’inspecteur Martin. Je voudrais vous poser quelques questions sur William Stein. Vous le connaissiez, je crois ?
— Il est mort hier soir.
— Il a été tué.
Elle laisse le silence ponctuer le dernier mot.
— Vos colocataires le connaissaient-ils ? reprend-elle.
— Paul le connaissait. Ils travaillaient ensemble.
Elle sort un carnet de sténo de la poche intérieure de sa veste.
— Connaissez-vous Vincent Taft ?
— Plus ou moins, dis-je, sentant quelque chose de plus gros se profiler à l’horizon.
— Étiez-vous dans son bureau aujourd’hui ?
La pression monte sous mes tempes.
— Pourquoi ?
— Vous êtes-vous battu avec lui ?
— Je n’appellerais pas cela me battre.
Elle prend note.
— Etiez-vous au musée, hier soir, avec votre ami ? demande-t-elle en feuilletant les pages du dossier
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