La règle de quatre
minotaure ou une licorne.
— Ne t’inquiète pas, dis-je pour le rassurer.
Nous nous éclipsons dès que j’en ai fini avec les formalités. Dans le hall, un policier nous regarde sortir. Dès que je mets le pied dehors, un vent froid me fait frissonner. Les rues sont désertes, le ciel est lourd. La bise soulève de petits tourbillons de neige. Sur le trottoir, nous croisons un livreur de pizzas à bicyclette. Il laisse dans son sillage un fumet d’épices et de levure. Mon ventre crie famine, me rappelle que je suis de retour parmi les vivants.
— Viens avec moi à la bibliothèque, m’enjoint Paul quand nous parvenons tout près de Nassau Street. Je voudrais te montrer quelque chose.
Il s’arrête au croisement, devant la cour blanche donnant sur Nassau Hall Je pense aux pantalons flottant au vent sur le clocher, au battant de la cloche qui ne s’y trouvait plus.
— Me montrer quoi ?
Il marche les mains dans les poches, tête baissée, luttant contre la bise. Nous passons sous FitzRandolf Gâte. Une légende prétend qu’on peut pénétrer sur le campus par cette porte aussi souvent qu’on veut, mais que, si on sort par là, même une fois, on n’obtient jamais son diplôme.
— Vincent affirme qu’il ne faut jamais faire confiance à ses amis, dit Paul. Selon lui, les amis sont inconstants.
Nous croisons un guide, avec son petit groupe de touristes. On dirait une colonie en vadrouille. « Nathaniel FitzRandolph a offert ce terrain pour qu’on y édifie Nassau Hall, ânonne le guide. Il est enterré sous la cour de Holder. »
— Quand le tuyau a explosé, je n’ai pas su quoi faire, poursuit Paul. Je n’ai pas compris que Charlie était descendu dans les tunnels uniquement pour me donner un coup de main.
Nous traversons East Pyne, en direction de la bibliothèque. Au loin se détachent les façades de marbre des clubs de rhétorique : Whig au James Madison’s Club et Cliosophic au Aaron Burr’s. La voix du guide résonne derrière nous. Je me sens soudain semblable à un visiteur, un touriste. J’ai l’impression d’avoir erré dans un tunnel obscur depuis le jour de mon arrivée à Princeton, comme nous l’avons fait dans les boyaux de Holder, entourés de tombes.
— Ensuite, je t’ai entendu. Tu te précipitais à sa rescousse. Tu te fichais du danger. Charlie était blessé : c’était tout ce qui t’importait.
Pour la première fois, Paul me regarde.
— Je t’entendais appeler à l’aide, mais je ne voyais rien. J’étais paralysé par la peur. Dans ma tête, il y avait cette question, obsédante : mais quel genre d’ami suis-je ? L’ami inconstant, c’était moi.
— Paul, dis-je pour couper court, tu n’es pas obligé de me montrer quoi que ce soit.
Nous nous trouvons maintenant au centre d’East Pyne, un bâtiment conçu comme un cloître. La neige tournoie au milieu de la cour. Je m’arrête un instant. L’ombre de mon père flotte au-dessus de moi. Il a emprunté ce chemin tant de fois, vu si souvent ces mêmes bâtiments… Pour l’heure, Paul et moi sommes les deux êtres vivants entre ces murs de pierre.
— J’y tiens, insiste-t-il. Quand je tu sauras ce que j’ai trouvé dans le journal, tout le reste te paraîtra futile, même si ce n’est pas le cas.
— Dis-moi au moins si c’est aussi énorme que nous l’espérions.
— Ça l’est.
Ses prunelles brillent. Et l’enthousiasme, comme autrefois, fait battre mon cœur, comme si mon père avait réussi l’impossible, comme s’il était de retour, triomphant, réhabilité enfin aux yeux de tous.
J’ignore ce que Paul est sur le point de me révéler, mais l’idée que cela pourrait être décisif suffit à me redonner l’élan qui me manque depuis si longtemps. Je peux, de nouveau, regarder devant moi, me projeter en avant sans me heurter à un mur. Tout d’un coup, je redécouvre l’espoir.
Chapitre 21
Sur le chemin de la Firestone, nous croisons Carrie Shaw, une étudiante de troisième année que j’ai côtoyée l’année dernière, dans un cours de littérature. Je la salue. Avant que je me lie avec Katie, nous avons échangé quelques regards. Je me demande ce qui, chez elle, a changé. Je me demande si elle perçoit à quel point j’ai changé, moi.
— Finalement, c’est un peu par hasard que je me suis embarqué dans cette histoired’ Hypnerotomachia, dit Paul. Les circonstances, une série de coïncidences… Ce fut pareil pour ton père,
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