La règle de quatre
mon épaule. Au mur, les papiers frissonnent quand le ventilateur souffle un peu d’air dans le box.
— Le bûcher des vanités est un moment charnière dans l’histoire de la Renaissance. Savonarole est célèbre. Il est connu dans toute l’Italie et au-delà des frontières. On imprime ses sermons, on les lit dans toute l’Europe. On le déteste et on l’admire. Il fascine Michel-Ange. Machiavel le traite d’imposteur. Mais tout le monde a son idée sur lui et tout le monde reconnaît son pouvoir. Tout le monde.
Je vois où il veut en venir.
— Y compris Francesco Colonna.
— C’est ici qu’entre en jeul’ Hypnerotomachia, dit Paul.
— Alors, c’est un manifeste politique ?
— En quelque sorte. Francesco ne supporte pas Savonarole. Pour lui, il représente le pire des fanatismes, la face sombre du christianisme. Il est destructeur. Il empêche les hommes de jouir des cadeaux de Dieu. Francesco est un humaniste, un amoureux de l’Antiquité. Avec ses cousins, il a passé sa jeunesse à étudier la prose et la poésie anciennes auprès de grands précepteurs. À trente ans, il possédait déjà une des plus belles collections de manuscrits originaux à Rome.
« Bien avant le premier bûcher, il a commencé à rassembler des œuvres d’art et des livres. Il en confie l’achat à des marchands de Florence qui les expédient dans une des propriétés familiales à Rome. C’est un sujet de discorde entre Francesco et sa famille, qui lui fait grief de dilapider sa fortune dans des babioles florentines. Mais Savonarole assoit son autorité et Francesco semble plus déterminé que jamais : il ne peut supporter l’idée que cette pyramide d’œuvres s’envole en fumée. Il est prêt à mettre le prix, n’importe quel prix pour en sauver au moins quelques-unes. Des bustes de marbre, des tableaux de Botticelli, des centaines d’objets de grande valeur. Et par-dessus tout, des livres.
Ces livres rares, irremplaçables. Il se situe à l’opposé de l’univers intellectuel de Savonarole. Pour lui, le plus grand crime au monde est de s’attaquer à l’art, au savoir.
« Au cours de l’été de 1497, Francesco se rend à Florence pour mesurer l’ampleur de la catastrophe. Ce que tous les autres admirent chez Savonarole, sa sainteté, son obsession du salut, suscite chez lui une haine profonde. Et la peur. Il mesure ce dont Savonarole est capable : étouffer la première résurgence du savoir classique depuis la chute de Rome. Il prédit la mort de l’art, la mort de la connaissance, la mort de l’esprit classique. Et la mort de l’humanisme : la fin de cette quête qui veut repousser les frontières, dépasser les limites et exploiter toutes les possibilités de la pensée.
— C’est ce qu’il écrit dans la deuxième moitié du livre ?
Paul acquiesce.
— Francesco y a mis tout ce qu’il n’a pas osé, par crainte, révéler dans la première partie. Il y a noté ce qu’il a vu à Florence et qui l’a terrifié. Que l’influence de Savonarole ne cesserait de croître. Qu’il finirait par séduire le roi de France. Qu’il aurait des admirateurs en Allemagne et en Italie. Tout se vérifie à mesure que Francesco rédige. Il est de plus en plus convaincu que Savonarole a d’innombrables disciples dans tous les pays de la chrétienté. Ce prêcheur, écrit-il, annonce l’apparition d’un nouvel esprit du christianisme. Des prêcheurs fanatiques se soulèveront dans toute l’Italie et nous verrons s’embraser des bûchers. Il affirme que l’Europe est au bord d’une révolution religieuse. Il a raison : la Réforme approche. Savonarole ne sera plus là pour y assister, mais quand Luther surgira quelques années plus tard, il érigera Savonarole en maître à penser.
— Colonna a donc prévu tous ces bouleversements.
— Oui. Ayant perçu la véritable nature de Savonarole, il prend une décision. Il va utiliser toutes ses relations, à Rome ou ailleurs en Occident, pour agir. À l’aide d’un petit réseau d’amis de confiance, il réunit encore plus d’œuvres d’art et de manuscrits rares. Il communique avec un grand nombre d’humanistes et de peintres pour amasser le plus de trésors possible. Il achète des abbés, des bibliothécaires, des princes, des banquiers. Mandatés par lui, des marchands sillonnent toute l’Europe, parcourent les ruines de l’empire byzantin, où l’on conserve l’ancien savoir. Ils se rendent en terre infidèle
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