La règle de quatre
demeurent l’institution distinctive de notre université : un lieu pareil aux « fraternities », célèbres associations estudiantines américaines, où l’on se retrouve pour faire la fête ou dîner, sans toutefois y résider. Près de cent cinquante ans après leur création, les eating clubs constituent le cœur de l’animation de la fac.
À cette heure, l’Ivy Club a l’air sinistre. Dans la pénombre, ses tourelles fuselées et ses murs noirs n’ont rien de très engageant : avec ses rondeurs et ses pierres d’angle blanches, le Cottage Club l’éclipse sans peine. Ces deux clubs jumeaux sont les plus élitistes de Princeton et, depuis 1886, ils se disputent les meilleurs éléments de chaque promotion.
Gil consulte sa montre.
— Le service est terminé à cette heure. Je vais nous chercher de quoi casser la croûte.
Il nous tient la porte ouverte avant de nous conduire en haut de l’escalier principal.
Ma dernière visite à l’Ivy Club remonte à quelque temps et les portraits sévères accrochés aux murs de chêne sombre m’impressionnent toujours autant. À gauche s’étend la salle à manger, avec ses longues tables de bois et ses chaises centenaires ; à droite, la salle de billard, où Parker Hasset joue une partie solitaire. Parker est la bête noire d’Ivy, un imbécile issu d’une famille aisée, tout juste assez malin pour comprendre que beaucoup le considèrent comme un demeuré et tout juste assez bête pour le reprocher à la terre entière. Il tient la queue de billard à deux mains, comme un comédien dansant avec une canne dans une pièce de boulevard. Il jette un coup d’œil dans notre direction, je préfère l’ignorer et nous poursuivons notre ascension vers l’Officers’Room, le bureau de direction.
Gil frappe deux coups et entre sans attendre de réponse. Nous le suivons dans la pièce agréablement éclairée où nous trouvons le corpulent Brooks Franklin, vice-président de l’Ivy et adjoint de Gil, assis à une longue table d’acajou sur laquelle trônent une lampe Tiffany et un téléphone. Six chaises sont rangées devant ce somptueux bureau.
— Vous tombez à pic, dit Brooks, qui feint poliment de ne pas remarquer les vêtements féminins dont Paul est attifé. Parker me donne du fil à retordre et j’ai besoin de renfort.
Je ne connais pas bien Brooks, mais depuis que nous avons suivi le même cours d’économie en deuxième année, il me considère comme un vieil ami. Le projet de Parker concerne sûrement le bal costumé de samedi soir, qui a pour thème le Princeton d’antan.
— Tu vas en crever de jalousie, Gil, renchérit Parker, faisant irruption dans la pièce, une cigarette à la main et un verre de vin à l’autre. Toi, au moins, tu as le sens de l’humour.
Il ignore ostensiblement mon existence et celle de Paul. À l’autre bout de la table, Brooks a l’air accablé.
— J’ai décidé de me déguiser en John F. Kennedy, poursuit Parker. Ht je ne viens pas accompagné de Jackie, mais de Marilyn Monrœ.
Parker doit lire l’étonnement sur mon visage, parce qu’il jette sa cigarette dans un cendrier et me nargue :
— Eh oui, Tom, Kennedy était diplômé de Harvard. Mais il a passé sa première année ici, à Princeton.
Avant que je ne puisse réagir, Gil se penche vers Parker.
— Ecoute, je n’ai pas le temps de m’occuper de ça. Si tu veux te déguiser en Kennedy, c’est ton affaire. Mais tâche, pour une fois, de ne pas faire preuve de mauvais goût.
Parker, qui s’attendait sans doute à mieux, nous jette un regard plein d’amertume et tourne les talons, le verre à la main.
— Brooks, dit Gil, peux-tu demander à Albert s’il reste quelque chose à la cuisine ? Nous n’avons rien mangé et nous sommes très pressés.
Brooks est un vice-président idéal : obligeant, infatigable, loyal. Même quand les requêtes de Gil s’apparentent à des ordres, il ne s’en offusque pas. C’est la première fois, pourtant, que je lui trouve l’air aussi las. Sans doute le mémoire.
— Finalement, ajoute Gil en levant les yeux, je mangerai en bas, avec Brooks. On en profitera pour parler de la commande de vin pour demain.
Brooks se tourne vers Paul et moi.
— Content de vous avoir vus, les gars. Désolé pour Parker. Parfois, je me demande ce qu’il a dans la tête.
— Parfois ? soufflé-je entre les dents.
Brooks a dû entendre. Il a le sourire en sortant.
— Les plateaux seront
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