La règle de quatre
conversation fut entrecoupée de silences lourds, d’échanges de regards accusateurs. J’avais du mal à soutenir le sien. Elle finit par poser le bol de soupe sur ma commode et reboutonna son manteau. Elle contempla un instant la chambre, comme pour bien se rappeler l’emplacement de chaque objet, puis s’en alla.
Je me jurai de l’appeler ce soir-là. Elle s’attendait d’ailleurs à ce que je le fasse et, d’après ses camarades de chambrée, guetta longtemps la sonnerie du téléphone. Mais il y eut un imprévu. Quelle maîtresse formidable quel’ Hypnerotomachia , qui s’offrait à moi au moment opportun ! Aussitôt après le départ de Katie, la solution de l’énigme de Colonna me sauta aux yeux. Et comme un nuage de parfum ou la vue d’un décolleté plongeant, elle me fit oublier tout le reste.
L’horizon en peinture. C’était ça, la solution : le point de convergence dans un système de perspectives. L’énigme ne relevait pas des mathématiques mais de l’art. À l’instar des précédentes, celle-ci s’appuyait sur une discipline spécifique à la Renaissance, développée par ces mêmes humanistes dont Colonna semblait prendre la défense. Il s’agissait donc de mesurer en braccia, sur un tableau, la distance entre le premier plan, où se situent les personnages, et la ligne d’horizon théorique où la terre rencontre le ciel. Je me souvins de l’admiration de Colonna pour l’architecture d’Alberti. Puisque Paul s’était servi de son De Re Œdificatoria pour résoudre la première énigme, ce fut donc vers lui que je me tournai d’abord. Voici ce que je lus dans son traité, trouvé sur le bureau de Paul.
Sur la surface à peindre, je détermine la taille que je veux donner aux hommes dans ma peinture. Je divise la hauteur d’un homme en trois parties qu’elle peut contenir, et cette ligne de base du rectangle est pour moi proportionnelle à cette mesure qu’on nomme vulgairement « braccio » ; car, comme nous l’apprend la proportion de ses membres, la taille d’un corps d’homme correspond à environ trois « braccia ». Je place ensuite un seul point, que j’appelle le point de fuite. Ce point est convenablement situé s’il ne se trouve pas, par rapport à la ligne de base, plus haut que l’homme que l’on veut peindre. Puis je trace une ligne parallèle à la ligne de base et qui passe par ce point, et cette ligne est une limite ou une frontière que rien ne dépasse. Ainsi, les hommes éloignés sont plus petits que ceux qui sont proches.
La ligne centrale d’Alberti, ainsi que cela apparaît clairement sur les illustrations qui accompagnaient ce texte, n’était autre que l’horizon. Il fallait qu’elle soit tracée à la hauteur de l’homme situé au premier plan et qui mesurait forcément trois braccia. La solution de l’énigme — le nombre de braccia qui séparaient l’homme de l’horizon — se résumait à un chiffre : 3.
Il ne fallut qu’une demi-heure à Paul pour identifier le mode d’emploi. Il s’agissait de retenir la première lettre de chaque troisième mot dans les chapitres suivant sa « confession » pour composer le nouveau message de Colonna.
Et maintenant, lecteur, je t’entretiendrai de la nature de la composition de cet ouvrage. Avec l’aide de mes frères, j’ai étudié les livres des Arabes, des Juifs et des Anciens se rapportant aux énigmes. La guematria me fut enseignée par les cabalistes qui déduisent, quand la Genèse parle des trois cent dix-huit serviteurs qu’Abraham dépêche auprès de Lot, qu’il s’agit de son seul serviteur Eliézer, puisque les lettres de son nom en hébreu s’additionnent pour donner le nombre trois cent dix-huit. Je me suis penché sur les us des Grecs, dont les dieux parlaient par énigmes et dont les généraux cachaient astucieusement leurs desseins, comme le rapporte Hérodote dans ses Histoires. Pense à Histiée, qui tatoua un message sur le crâne du plus sûr de ses esclaves pour qu’Aristagoras puisse le lire après lui avoir rasé la tête.
Je te révélerai maintenant les noms de ces savants dont la sagesse inspira mes énigmes : Pomponio Leto, maître de l’Académie romaine, disciple de Valla et ami de longue date de ma famille, m’a instruit en matière de langues et de traduction, là où mes yeux et mes oreilles me trahissaient. Dans l’art et l’harmonie des nombres, je fus guidé par le Français Jacques Lefèvre d’Étaples,
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