La reine du Yangzi
les hung kuan de vos unités de combat seraient les premiers à prêter serment à un autre chef.
Le visage de poisson de Huang Jinrong se métamorphose instantanément : un sourire radieux chasse son rictus presque cruel.
— Soit, dit-il d’une voix soudain assurée. Va dire au Grand Maître Liu Pu-zhai que je suis disposé à lui rendre visite pour apposer mon sceau à côté du sien sur le traité qui liera nos deux associations pour la plus grande gloire de notre pays !
36.
La table du Café Riche, rue de Montauban, à deux pas de l’Hôtel des Colonies, est l’une des plus renommées de Shanghai pour ses plats typiquement français. Les Français aiment y déjeuner et retrouver dans ce décor très parisien les saveurs, les recettes et les tournemains hexagonaux que leurs cuisiniers chinois ne parviennent pas à leur restituer, et les étrangers viennent y goûter des délices gastronomiques et la French atmosphere qu’ils ne trouvent pas dans l’international settlement. Laure ne boude pas son plaisir. Elle est gourmande, adore les grands bordeaux et la lumière aimable du restaurant la rend encore plus irrésistible pour le tycoon chinois qui l’a invitée à dîner.
Elle a tout fait depuis des mois pour attirer son attention, se laisser approcher puis courtiser sans paraître ni trop effarouchée ni trop accessible. Si elle réussit à le séduire, ce sera l’une de ses plus belles prises, lui a dit Ichirô pour l’encourager. Elle n’en a pas besoin. L’homme qui lui fait face et qui se délecte, apparemment, d’un vol-au-vent délicieusement crémeux, a tout le charme sulfureux de ces riches Chinois, banquiers, industriels, compradors, propriétaires de fumeries d’opium ou membres du tout nouveau conseil municipal de la ville chinoise, lepremier de Chine. Yu Xiaqing est un peu tout cela. Et l’on prétend qu’il sait tout, non seulement sur tout le monde mais aussi sur ce qui se trame chez les réformateurs en vogue, les banquiers et les vieilles dynasties mandarinales qui souhaitent que rien ne change sous le ciel. Elle a badiné avec lui tout au long du repas, l’enivrant de sourires et de regards prometteurs, se laissant frôler la main par lui, riant à ses plaisanteries. Le vin le rend plus disert qu’elle ne le supposait et elle mobilise toute sa concentration pour retenir les informations qu’il lui livre sans s’en rendre compte.
— Depuis que l’empereur Kouang-Siu et l’impératrice Cixi sont morts, en novembre 1908, notre vieil empire du Milieu ressemble à un cadavre que les chiens se disputent sous la lune, commente-t-il en allumant la cigarette qu’il vient d’offrir à Laure. À Pékin, le nouvel empereur n’a que trois ans et son père, le régent, manque cruellement de caractère.
— Et il en faudrait ? interroge Laure, le plus ingénument possible.
Yu Xiaqing soupire avec fatalisme.
— Avoir établi une Assemblée nationale comme le gouvernement l’a fait ne suffit pas. Il nous faut bien plus pour entrer vraiment dans le XX e siècle.
— Quoi, par exemple ?
— Un choc. Une révolution, affirme-t-il d’une voix grave.
Olympe masque autant qu’elle le peut son excitation. C’est la première fois qu’elle entend le Chinois évoquer cette éventualité.
— Pour obtenir les changements nécessaires, il ne nous reste plus que la violence révolutionnaire, insiste Yu Xiaqing avant de finir d’un trait son verre de pomerol.
— C’est grâce à elle que nous avons pu nousdébarrasser de nos rois, en France, commente Laure avec enthousiasme. On ne peut pas vous reprocher d’en faire autant.
— Nous ne cherchons pas à vous imiter. Votre révolution vous a échappé, elle est tombée dans de mauvaises mains, et ce fut la Terreur. Nous ne souhaitons pas cela pour la Chine.
Laure pressent qu’il y a quelque chose d’important derrière cette affirmation mais que son interlocuteur n’est pas encore prêt à le lui révéler. Et qui se cache derrière ce nous ? Elle se jette à l’eau.
— Vous craignez l’arrivée d’un Robespierre chinois ?
Yu Xiaqing éclate de rire.
— Non, nous sommes trop calculateurs pour cela. Réunir les conditions de la révolution et la déclencher ne suffisent pas. Encore faut-il en conserver le contrôle. C’est un travail de longue haleine, très minutieux et méthodique.
— N’est-ce pas ce qu’est en train de faire depuis des années le docteur Sun
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