La reine du Yangzi
notre argent, ni avec les femmes.
— Les femmes ?
— J’ai bien compris que tu ne voulais pas te marier tout de suite mais, à ton âge, tu devrais sérieusement songer à fonder une famille. Cette ville compte quelques rois anglais et un seul roi français, nous, les Esparnac. La dynastie doit continuer, Louis. Sinon, à quoi tout cela aurait-il servi ? Et je voudrais vraiment que tu te réconcilies avec Laure. À mon âge, je ne supporte plus de vous savoir fâchés l’un contre l’autre alors que vous étiez si proches. À cause d’un Japonais, franchement c’est trop bête.
— Tu n’es pas vieille, maman, et je ne peux pas le sentir, ce type, explique Louis.
— Peut-être, mais c’est le choix de ta sœur et tu dois le respecter. Promets-moi d’y réfléchir.
— Je vais voir…, maugrée Louis.
*
S’il ne se savait protégé par l’ombre invisible quoique redoutée de Liu Pu-zhai, Chang n’en mènerait pas large. Les quatre hommes qui entourent celui qui se fait appeler Grand Maître Huang Jinrong, le chef de la Bande verte, ont la figure épaisse des pires hommes de main de lapègre de Shanghai. Et le long bâton sur lequel chacun d’eux s’appuie n’augure rien de bon. Un peu à l’écart, un vieil homme s’apprête à écrire tout ce qui se dira au cours de la rencontre. Celle-ci se tient dans la maison de Huang, rue du Consulat, et, pour la première fois, Chang approche de près le maître des voyous de la ville. Gros nez, grosses lèvres et yeux globuleux lui font une tête de poisson. Il doit son surnom de Huang le Grêlé à la peau piquetée de son visage, ce qui le rend encore moins sympathique malgré ses manières apparemment aimables.
— Alors c’est toi, Zhu Chang, le fils du Français ? Tu dois avoir beaucoup de qualités pour avoir été accepté dans la société secrète Tan Du Hui. On m’a dit que tu étais 432 et que tu venais porteur d’un message de Maître Liu en personne. C’est uniquement pour cette raison que j’ai consenti à te recevoir.
Liu Pu-zhai avait prévenu Chang : Huang le Grêlé est un serpent. Sous des paroles courtoises, il cache un cœur de pierre et une férocité instinctive. Terriblement vaniteux, il peut s’estimer offensé pour une parole déplacée et céder sur-le-champ à ses impulsions meurtrières en tranchant la gorge de qui lui manque de respect. Liu Pu-zhai lui a recommandé la plus grande intelligence dans les mots qu’il emploiera : « Tu dois d’autant plus te méfier, a ajouté Liu, que Huang n’a jamais digéré l’affront que je lui ai fait en le renvoyant lorsqu’il était venu me trouver, il y a plus de quinze ans, pour extorquer des fonds à la Compagnie du Yangzi. Il était jeune, alors, et essayait de s’imposer chez les bandits. Depuis, il a fait du chemin. »
Chang s’incline juste ce qu’il faut pour manifester respect et non allégeance.
— L’humble Maître Liu Pu-zhai vous adresse ses vœux très chers de longue vie et de prospérité, dit-il avant de se redresser. Je suis effectivement le fils de Charles Esparnacet de Zhu Lian, mais le sang qui circule dans mes veines comme le qi qui anime mon corps sont ceux des vrais Hans. Et c’est un grand honneur pour moi de m’adresser au vénéré Grand Maître Huang.
Chang juge que ces formules de politesse devraient suffire. Il n’oublie pas qu’il vient en représentant de la plus puissante société secrète de l’est de la Chine et que cette rencontre est la dernière d’une longue série de négociations qu’il a menées entre la Bande verte et la Tan Du Hui au terme desquelles Huang le Grêlé devrait prêter définitivement allégeance à Sun Yat-sen et lui apporter tout son soutien, le jour venu, à Shanghai. « Cet appui est vital, lui a expliqué Liu Pu-zhai. Huang le Grêlé est aussi membre de la garde municipale et travaille comme enquêteur pour la police française. Il sera donc un allié précieux pour apprendre ce que savent et ne savent pas les Français. »
— Tu exprimeras au vénéré Maître Liu tout le respect et la considération que je lui témoigne, répond Huang. J’espère que nous pourrons prochainement nous rencontrer pour parler face à face et non par le truchement d’émissaires.
Chang reste impassible mais se réjouit en lui-même, car la dernière phrase de Huang est clairement une invite à accélérer les discussions et à conclure définitivement un accord.
— Je rapporterai
Weitere Kostenlose Bücher